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Le Sichuan : le pays des plats épicés

Chine (zhōngguó) signifie en mandarin le pays du milieu. Zhōng (中) veut dire « milieu » tandis que guó (国) réfère au pays. Le terme a été donné par les anciens Chinois pour désigner la Chine comme le centre de la civilisation et donc, du monde connu, vue de leur perspective bien sûr. Dans la Chine impériale, les Chinois prénommaient bien pompeusement leur pays l’empire du Milieu pour bien marquer la place qu’il occupait dans leur univers géopolitique et culturel, et le nom est resté. Il ne faut pas s’étonner de cette vision ultra chauviniste du monde. Les Européens ont fait sensiblement la même chose. Les Grecs et les Romains traçaient les limites du monde, du moins celui qu’ils connaissaient, autour du bassin méditerranéen et les peuples vivant à l’extérieur de leur sphère d’influence appartenaient au monde barbare. 

Chengdu, où j’allais élire domicile pour les six prochaines années, est la capitale du Sichuan. Si la Chine est l’empire du Milieu, le Sichuan est une province au cœur de l’empire du Milieu bien qu’officiellement il fait partie du Sud-Ouest du pays. Je dois avouer que je ne connaissais presque rien du Sichuan et encore moins de Chengdu. Pourtant, Chengdu est la cinquième ville de Chine avec plus de neuf millions d’habitants (dix-huit millions d’habitants pour la région métropolitaine). Sur le plan culturel, les Sichuanais proclament fièrement leur appartenance au Sud en opposition au Nord, car en Chine on ne badine pas avec les identités régionales. En effet, pour les Chinois, leur pays est divisé pratiquement en deux civilisations, celle du Nord et celle du Sud, avec leurs propres coutumes et traditions, leur culture, leur histoire et surtout leur gastronomie.

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Chengdu. Source : How Chengdu Became China’s Most Inclusive City, Condé Nast Traveler

À en croire les habitants de Chengdu, les Sichuanais possèdent un art de vivre, hérité par des siècles de traditions, qui consiste à jouir de l’existence et à prendre le temps de vivre. Tout le contraire, selon eux, des habitants du Nord qui négligent le bonheur et la joie de vivre pour se consacrer uniquement à la réussite professionnelle, sociale et matérielle. Ce qui caractérise cet art de vivre est justement leur fierté pour les spécialités culinaires de la province. Nous pourrions dire qu’il existe même une forme de nationalisme gastronomique qui définit l’identité sichuanaise. En effet, il n’est pas rare de rencontrer des Chengdunais qui se font un point d’honneur de proclamer qu’aucune gastronomie étrangère n’arrive à la cheville de celle du Sichuan et qui s’interdisent même d’y goûter par pur patriotisme sichuanais. Il est vrai que la gastronomie du Sichuan est hautement vénérée en Chine et fait partie des huit traditions culinaires les plus renommées du pays (Sichuan, Hunan, Canton, Fujian, Jiangsu, Zhejiang, Anhui et Shandong). La spécialité du Sichuan est son poivre mélangé avec du vinaigre noir qui sert à agrémenter tous les repas. D’ailleurs, les deux premières phrases qu’il est nécessaire d’apprendre dès son arrivée au Sichuan est 辣 (là) (épicé) ou 不辣 (bù là) (pas épicé). Toutefois, la seconde phrase est davantage une formule de style qui signifie tout simplement « moins épicé », car aucun cuisinier sichuanais digne de ce nom ne peut concevoir un plat sans la participation du prestigieux poivre du Sichuan. 

Le mets emblématique est la célèbre fondue sichuanaise ou sìchuān huǒguō (四川火锅). C’est un bouillon de porc ou de bœuf très épicé où l’on fait cuire en général de la viande et des légumes que l’on déguste ensuite après avoir trempé les morceaux dans une sauce avec des noix écrasées, des feuilles de coriandre hachées, de l’huile de sésame et du chili. Ce sont les poivres du Sichuan accompagné de morceaux de chili et la pâte de chili Doubanjiang qui baignent dans le bouillon qui lui donnent sa coloration sanguinolente, et surtout sa saveur épicée qui ferait pâlir de jalousie Satan le seigneur des enfers. Le huǒguō est le mets convivial par excellence qui rassemble la famille, les amis et les collègues lors d’événements spéciaux ou tout simplement pour partager du bon temps autour d’un repas délicieux. Que l’étranger soit averti! Le huǒguō fait partie de son rite de passage dès qu’il foule le sol sacré du Sichuan et en aucune manière il ne pourra s’y soustraire s’il souhaite intégrer la société sichuanaise.

La fondue sichuanaise ou sìchuān huǒguō (四川火锅). Source : Sichuan Mala Hotpot, From Scratch, The Mala Market

Cette tradition culinaire relève presque du sadomasochisme. En effet, il faut voir les convives dévorer ce mets exquis et supporter la douleur comme le faisaient les glorieux guerriers de l’Antiquité qui n’hésitaient pas à s’infliger diverses souffrances pour éprouver l’endurance de leur corps et montrer l’étendue de leur bravoure. Dans ce cas-ci, il s’agit plutôt d’un plaisir gastronomique qui n’est pas sans péril. En effet, la dégustation de ce festin épicé entraîne des bouffées de chaleur, un larmoiement sans fin, le visage s’empourpre, la respiration devient haletante, l’estomac se gonfle et se durcit comme si son propriétaire avait avalé une brique! Pourtant, nul n’ose mettre fin à ce plaisir coupable et le supplice se poursuit dans la joie et l’allégresse jusqu’à l’épuisement de tous les invités.

Heureusement, les Sichuanais ont prévu plusieurs subterfuges pour échapper aux tourments de ce plat enflammé ou à tout le moins pour en diminuer les effets. Car tout le monde est d’accord pour affirmer que l’abstinence ou la modération dans ce cas-ci n’est tout simplement pas compatible avec l’art de vivre sichuanais! Le huǒguō est souvent accompagné de la bière Snow (雪花啤酒) très faible en alcool (2,8 %) qui se boit comme de l’eau et permet d’éteindre l’incendie qui consume le palais. Il accorde ainsi aux adeptes des plats épicés un court répit avant le prochain service. Un bol de riz avec des lanières d’œufs frits adoucit aussi le goût et facilite la digestion. Enfin, pour ceux qui ne sont pas des puristes, il est tout à fait possible d’avoir à sa disposition deux marmites, l’une avec une sauce blanche et l’autre avec la sauce classique rouge. Cela permet au fin gourmet d’alterner entre une sauce douce et une autre plus épicée et ainsi suivre le rythme des vétérans qui ne connaissent ni la peur ni le doute et ainsi faire durer le plaisir encore de longues heures. 

La bière Snow. Source : Pinterest

Ainsi, pour les Sichuanais, la fondue est le cœur de leur identité qui leur permet de se distinguer des habitants du Nord grâce à un art de vivre incarné par un esprit de convivialité et de partage. Les Sichuanais nous rappellent à leur façon (très épicé!) l’importance que jouent les traditions gastronomiques dans la formation des cultures régionales, et ce, au sein d’un même pays surtout quand la langue n’est pas un marqueur identitaire distinctif au sein d’une population. Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es!

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