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Vivre poétiquement

Chère amie,

 

Je te parlerai aujourd’hui d’un tout petit livre qui m’a profondément bouleversé. Tu sais, ce genre de livre où, à chaque page, tu te dis : « J’aurais voulu écrire ces mots-là! » tellement ils expriment ce que je ressens, ce que je pense, ce que je voudrais dire au monde entier. Le philosophe Gaston Bachelard disait que les mots peuvent résonner en nous (on les aime pour ce qu’ils évoquent) ou retentir en nous (on a le sentiment qu’ils sont nôtres). Non seulement ils nous émeuvent, mais ils opèrent aussi en nous « un virement d’être », pour le dire en ses mots. C’est précisément ce qui s’est produit avec La vie habitable de Véronique Côté. Trois fois je l’ai lu, trois fois j’ai pleuré… Et trois fois j’ai eu le sentiment de m’approcher davantage de ce que je suis profondément. Ses mots ont eu sur moi l’effet d’un baume et… d’une bombe! Une nouvelle vie m’était insufflée.

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Ce livre parle de poésie. De poésie, pas de poèmes. Le mot « poésie » vient du grec poiêsis qui signifie « faire, créer ». La poésie insuffle un mouvement, elle est d’abord et avant tout un acte de liberté. Est poète celui qui choisit de participer au mystère du monde en embrasant la vie de son feu intérieur; est poète celui qui vibre à la vie au plus haut diapason afin d’en tirer la quintessence. C’est ainsi qu’il échappe, le poète, au fardeau d’exister sans vivre; c’est ainsi qu’il s’allège du poids accablant de la mécanique du monde quand celle-ci devient trop tapageuse et assourdissante. 

Jeune, je rêvais de devenir un poète. J’ai souvenir d’avoir écrit des poèmes, j’ai souvenir d’enseignantes et d’enseignants qui, les ayant remarqués et mis en valeur, m’ont laissé croire qu’une destinée de poète m’était réservée. Après, ce fut le vide. La flamme s’est éteinte. Pourquoi? Allez donc savoir! Dureté de la vie peut-être. Parfois, la vie se compacte. La vie obligée prend le dessus sur la vie tout court… Pas de poèmes, donc. Longtemps je me suis senti abandonné par mon propre feu intérieur, longtemps j’ai cru que j’avais « passé à côté de ma vie ». Mais grâce aux mots de Véronique Côté, j’ai compris que la poésie n’appartient pas seulement à ceux et celles qui écrivent des poèmes ni aux lecteurs du « genre littéraire » qu’on appelle poésie. Je sais maintenant que la poésie n’a jamais cessé d’être là, sous la braise ardente de mon être, et que mon regard sur le monde en est resté imprégné. Plus d’une fois, elle s’est levée en moi, elle m’a inspiré, elle m’a guidé dans mes choix de vie. Mais je ne savais pas que c’était elle qui travaillait « par en dessous ». 

Où peut conduire le geste de coucher son âme sur du papier? Cette femme l’a fait, et moi, grâce à son écriture, j’ai pu renouer avec moi-même. Je sais maintenant que, par moments, si brefs fussent-ils, j’ai vécu poétiquement, et chaque fois j’en fus comblé. Je compte bien continuer!

Vivre poétiquement, c’est vivre de ce que l’œil de l’âme capte en marge du monde, dans cette matière jugée impertinente, inconvenante même, par ces gens occupés à ce qu’ils appellent « les vraies affaires ». L’œil de l’âme respire, l’œil de l’âme est « biophore » pour reprendre un terme de ma lettre précédente. L’œil de l’âme voit la beauté. Beauté de la nature, beauté d’un geste, beauté de ce qui est inutile, beauté de ce qui échappe au prix du marché. « En nous arrachant à la logique marchande (même momentanément) qui commande pratiquement toutes nos activités, dit Véronique Côté, la beauté nous apprend l’insoumission. ». Il n’y a pas d’unité de mesure qui puisse rendre compte de la beauté, d’un regard poétique jeté sur le monde, d’un élan vital qui nous pousse à croître, à coïncider avec soi-même.

Que vaut ma décision de quitter un emploi bien rémunéré – mais combien abrutissant – pour « vivre autrement », convaincu que la lenteur est le lieu premier de la beauté du monde?

Que vaut l’aventure? Que valent tous ces kilomètres que j’ai parcourus d’un bout à l’autre du Canada pour aller à la rencontre de gens qui veulent garder vivante notre belle langue? Que valent tous ces moments passés devant des paysages à couper le souffle tout au long de ce voyage?

Que vaut le temps fou que je prends à chercher un mot, à réécrire une phrase, à modifier un texte, pour le simple plaisir, sachant que le résultat ne changera rien à la froideur du monde?

Que vaut ma joie quand, à ma fenêtre, chaque jour, la rivière, les arbres et tout ce qui forme le paysage ripostent aux absurdités d’un monde devenu abstrait?

Que vaut ma joie quand je pagaie sur le lac du Fou, au beau milieu de ma Mauricie natale, et que je ressens le sacré se restituer en moi?

Que vaut l’art, cette humble tentative d’égaler la beauté du monde, dans une société où la laideur est devenue la norme?

Que vaut la bonté… qui est aussi beauté. Beauté de l’âme.

Que valent tous ces petits gestes posés dans l’intelligence de l’âme, mais combien sous-estimés dans une société où, comme le dit l’anthropologue Serge Bouchard, « la conscience humaine se rabat sur le calcul, l’angle droit, la causalité, la rationalité, l’objectivité et toutes les coutures de ce manteau qui s’appelle la chape du pouvoir et du progrès »? 

Oui, mon amie, la poésie est toujours là, en moi et peut-être en chacun de nous, et sa valeur est inestimable. Elle se veut désireuse, parfois même ambitieuse, la poésie, mais son élan n’est pas menaçant pour la suite du monde. Au contraire, elle le féconde. La poésie vise avant tout à « nous agrandir par en dedans », afin que nous puissions donner à notre âme un espace pour vivre. Son seul projet est d’inscrire la beauté dans le monde en guise de résistance à toutes ces forces brutales qui l’appesantissent et le désenchantent. 

Et si, pour changer le monde, la beauté devenait la mesure de toute chose?

Amitiés,

Guy

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