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Cécile ne l’a pas facile

-    Un mois déjà, soupire Cécile.


Elle vient d’envoyer le paiement de février pour son loyer. Janvier a été gris, sans vie, sans amis. Ses efforts pour connaître ses voisins n’ont pas produit les résultats escomptés. Personne ne l’a reçue à son tour ni invitée à sortir. La veuve lui a poussé un sachet de biscuits et une carte de remerciement par la fente à lettres, sans vérifier auparavant si elle y était. Elle semble toujours pressée de partir celle-là. Chaque fois que Cécile la croise dans le couloir, elle est en retard pour quelque part. Elle n’a revu le couple de retraitées qu’une seule fois dans l’ascenseur bondé de leurs valises. Elle aperçoit souvent Pierre ou Paul et parfois Pierre et Paul ensemble, mais ni l’un ni l’autre ne s’arrête jamais pour lui parler.

 

  Bonjour, ça va? Qu’ils lui lancent en passant, sans attendre la réponse.


Elle n’a jamais revu Odile.


Cécile se demande souvent si elle a bien fait d’aller vivre en ville, de quitter les siens.

 

  C’est plus que l’temps d’penser enfin à toé, lui avait dit son grand-père. T’as assez donné. Va vivre ta vie. Tu sais bin qu’y'a rien pour toé icitte.


Il n’avait pas tort, son grand-père. Pendant qu’elle se démenait sur la ferme, ses amis se rencontraient, se rapprochaient, devenaient parfois intimes. En « choisissant » de ne pas finir ses études secondaires, elle avait mis un frein à sa vie sociale. Elle les avait revus, au début. Ils étaient tous présents aux funérailles de son père. Puis les plus proches l’avaient visitée à quelques reprises, ou lui avaient téléphoné, une fois ou deux. Elle était toujours tellement occupée. Les visites avaient été courtes, les appels précipités, puis distancés. 

 

  À quoi bon s’accrocher? Je n’ai ni le temps ni l’énergie pour l’amitié, qu'elle s'était dit, par instinct de survie.


Cette envie qu’elle ressentait, ce sentiment d’injustice qui ressurgissait quand elle les voyait, quand elle y songeait… Mieux valait couper les ponts.


Après l’accident, elle avait assumé le rôle de sa mère et son grand-père était sorti de sa semi-retraite pour venir lui prêter main-forte. Elle s'en allait sur ses quinze ans; l’aîné de ses frères, Yvon, en avait à peine treize et le plus jeune, Marcial, tout juste cinq. Les quatre plus jeunes avaient été placés en centre d’accueil et les trois autres étaient restés pour aider. À la mort de sa mère, qui ne s’était jamais remise de ses blessures ni de la perte de son mari, Odile avait décidé de vendre la ferme et de s’installer au village avec son grand-père et tous ses frères, y compris les quatre plus jeunes, dont elle avait obtenu la garde. La plupart de ses amis s’étaient mariés ou étaient partis. Les rares qui étaient restés libres l'étaient rarement par choix. Elle ne souhaitait pas vraiment renouer avec eux. Ses quelques tentatives de rapprochement l'avaient convaincue de ne pas insister.


Marcial avait seize ans aujourd’hui. Odile avait eu du mal à le quitter. Elle lui avait promis de lui réserver une chambre s’il décidait de poursuivre ses études en ville, un peu pour l’encourager à continuer, mais surtout pour se donner du courage. Yvon et son grand-père assureraient, elle en était sûre, même si elle avait eu du mal à accepter qu’ils étaient désormais capables de se débrouiller sans elle.

 

  Déjà onze heures, s’étonne Cécile.

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Elle regarde sa grille de mots croisés qu’elle a commencée en prenant son café du matin, une habitude apprise de son grand-père qui, une fois libéré de son travail de fermier, a vite renoué avec sa grille du samedi. Mais tandis qu’il peut passer des heures à en remplir toutes les cases, Cécile arrive rarement à compléter les siennes. D’autres parties du journal attirent plus facilement son regard, qui finit invariablement dans un vide habité de considérations de toutes sortes où elle oublie le projet qu’elle a entrepris plus pour chasser l’ennui que parce qu’elle en avait vraiment envie. Par la suite, elle frappe légèrement la table de ses dix doigts, puis se lève lestement et se dirige joyeusement vers sa minuscule salle de bain. Sous une douche longue et chaude, elle prend le temps de planifier sa journée et de profiter du fait que l’eau et l’électricité sont comprises dans le prix exorbitant de son loyer.


Ce jour-là, elle a planifié de préparer une tarte aux pommes pour Odile. 

 

  Elle préfère peut-être le sucré. Sinon, ça me permettra de récupérer mon contenant, qu’elle conclut, tout en espérant que sa voisine l’invitera cette fois à partager sa tarte.


Il est presque trois heures quand elle frappe à la porte d’Odile, assiette à la main et sourire aux lèvres. Mais en vain. Odile ne répond pas.


Rentrée chez elle, Cécile pose l’assiette sur sa table de cuisine, rempli sa tasse de café, ouvre le tiroir à ustensiles, puis la porte du congélateur, et enfin sa bouche, où elle engouffre la tarte au grand complet, alamode, s’il vous plaît!

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***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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