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Pierre perd Paul

En rentrant d’une petite promenade rapide en ce début de soirée frisquet typique de la mi-mars, Odile croise son voisin Pierre dans l’ascenseur. Il a l’air dépité.

 

–   Bonjour Pierre!
  Bonjour Odile.


Silence malaisant. 

 

–   Grosse journée au bureau?
–   Non. Plutôt tranquille. Je suis juste un peu fatigué parce que j’ai aidé Paul à déménager hier.

–   Paul a déménagé?!
–   Oui. Il a cassé son bail pour aller vivre avec son ex. 
–   Bizarre. J’ai rien entendu.
–   Il avait pas grand-chose.
  Quand même assez pour que ça te fatigue.


Puis elle se rappela comment Pierre et Paul s’étaient bien entendus pendant la fête qu’elle avait organisée le mois précédent et qu’elle les avait souvent vus ensemble par la suite.


Une fois sortie de l’ascenseur, Odile se retourne vers Pierre.

 

  C’est bien plate pour toi, ça. Vous étiez souvent ensemble.


Pierre lève les sourcils, sourit à moitié, puis hausse les épaules.

 

–   C’est la vie. Dieu a donné. Dieu a repris.
–   Si tu t’ennuies trop, je suis toujours là. Gêne-toi pas pour venir frapper à ma porte. Je viens de m’acheter une cafetière Ninja multifonction. 
–   Merci. C’est gentil.
  J’ai du fort aussi…


Pierre offre une dernière moitié de sourire, puis se dirige vers son logement.


Odile est triste pour Pierre, mais espère tout de même que son malheur les rapprochera. Elle et Odile sont devenues bonnes copines, mais Odile se couche tôt et se lève tard. Cécile a besoin de très peu de sommeil et trouve les soirées longues. Elle aimerait bien avoir quelqu’un avec qui veiller, même paqueté


Une heure plus tard, Odile entend frapper à sa porte. Sa chance aurait-elle enfin tourné? C’est Pierre. Elle ouvre.

 

–   Ton offre tient toujours?
–   Oui. As-tu soupé?
–   Non. J’ai pas faim.
  Je te donne pas à boire le ventre vide.


Elle sort un bol et lui sert de la soupe qu’elle a réchauffée sur la cuisinière.


Pierre vide rapidement son bol. Odile le remplit sans même lui demander s’il en veut encore.


De toute évidence, le gars n’a pas mangé depuis des années.

 

–   J’ai pas de dessert. Je t’en aurais offert…
  Ah, je suis pas trop fort sur le sucré.


Même s’ils n’avaient eu qu’à tourner leurs chaises pour passer au salon, ils choisissent d’aller se digérer sur le canapé et le fauteuil rembourrés. Mais avant de s’asseoir, Odile attrape la bouteille de whisky qu’elle garde au frais dans son réfrigérateur.

 

–   Je sais, je devrais pas, mais c’est plus vite que la glace. Normalement, quand je prends du whisky, c’est parce que ça presse et je l’aime pas à température de la pièce.
–   « À cheval donné, on regarde pas la bride. »
  Ah bon?! T’as pas apporté ton portefeuille?


Pierre sourit aux trois quarts. Il vide son verre encore plus vite que sa soupe et elle le remplit sans lui demander s’il en veut plus. De toute évidence, il est mûr pour une bonne cuite.


Son deuxième verre presque vide, il confie qu’il attend la visite de ses fils dans quatre jours. Cécile se souvient de l’avoir entendu dire qu’il n’avait pas le courage de les accueillir, qu’il ne voulait pas qu’ils le voient « comme ça ».

 

–   Ah, mais c’est bien ça!
–   On va voir.
–   C’est quand la dernière fois que tu les as vus?
–   Quand je suis parti, après les fêtes.
–   Je suis sûre que ça va bien aller. Ils doivent s'être ennuyés.
–   Ils vont s’ennuyer chez nous. Et j’ai pas la force de les sortir.
  Je peux vous faire un gâteau si tu veux?


Pierre pousse un autre trois quarts de sourire.

 

–   Peux-tu le faire au chocolat? Des brownies peut-être?
–   Ce que tu veux!
–   Avec du glaçage?
–   Absolument.
–   Ce serait super. Merci! Je vais essayer de me rappeler d’acheter de la crème glacée.
–   Odile et moi, on va faire notre marché mercredi. Je peux en acheter pour toi si tu veux.
–   T’es donc bin fine.
  T’as pas idée comment ça me fait plaisir. Je m’ennuie de m’occuper de ma famille.


Odile se retient d’exprimer comment elle se sent seule par moments. Pierre ne pose pas de questions.

 

–   Un autre verre?
–   Vaut mieux pas. Je travaille demain.
–   C’est beau. Il en reste et tu sais où JE reste. Veux-tu que je fasse du café?
  Non merci. Je vais y aller. Je suis fatigué. Je devrais pouvoir bien dormir maintenant. Merci pour tout.


Il se lève et se dirige lentement vers la porte, puis se retourne vers Cécile.

 

–   Odile, ta voisine d’en face?
–   Oui.
–   C’est bien que tu te sois fait une amie. On n’en a jamais trop.
  Je peux avoir plusieurs amis, tu sais.


Odile sourit. Pierre ne lui rend pas son sourire, mais hoche la tête, puis se tourne vers la porte d’entrée, l’ouvre, sort, et la referme doucement derrière lui. Odile le regarde partir par le judas.


Odile sait reconnaître la dépression. Après l’accident, sa mère a sombré dans la dépression. Si profondément qu’elle n’en est jamais sortie.

***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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