Les Peranakan de Malaisie :
le peuple métis de l’Asie du Sud-Est
La Malaisie est malheureusement trop souvent un pays confiné dans l’ombre de ses voisins thaïlandais, singapourien ou vietnamien qui, par leur exotisme asiatique, fascinent et passionnent les Occidentaux. Pourtant, rien ne justifie ce manque d’intérêt ou cette méconnaissance de la Malaisie. En effet, elle est un pays modèle de diversité tant sur le plan historique, religieux, culturel que gastronomique. En raison de sa position stratégique, la Malaisie a constitué très tôt un axe commercial entre le monde arabe, l’Inde et la Chine. Plus tard, elle a suscité la convoitise des grandes puissances européennes comme le Portugal, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Les échanges commerciaux dans cette partie du monde en ont fait aussi un haut lieu de métissage culturel. Le produit le plus fascinant de ce métissage est sans l’ombre d’un doute le peuple peranakan, fruit de la rencontre entre la Chine et la Malaisie.

Peranakan désigne les descendants de marchands chinois installés en Thaïlande, en Indonésie, en Malaisie et à Singapour qui ont marié les femmes du pays. La Chine commerce avec les royaumes malais et javanais dès le 5ᵉ siècle, mais à partir du 15ᵉ siècle ces liens s’intensifient et sont scellés symboliquement par le mariage entre une princesse chinoise et le sultan de Malacca, ville portuaire au sud-ouest de la Malaisie. Cette communauté, peu nombreuse, mais très influente, a su marier parfaitement la culture chinoise avec celle de leurs différentes terres d’accueil pour constituer un groupe distinct avec ses coutumes et traditions, sa langue, sa gastronomie, son code vestimentaire et même ses propres habitations. En Malaisie, ils sont désignés Baba-Nyonya (峇峇娘惹). Baba est un terme honorifique persan pour les hommes des classes supérieures et Nyonya, un mot portugais qui réfère aux femmes mariées (donha ou nonha). Les Baba-Nyonya étaient des négociants chinois qui choisirent de s’installer dans les villes de Penang et de Malacca afin de s’adonner au commerce des épices indiennes qui transitaient par la Malaisie pour être ensuite envoyées vers la Chine.

Source : Who is Baba-Nyonya? The Trishaw
Une langue émergea des mariages entre les commerçants chinois et les femmes malaises, le baba malais, un mélange entre le malais et un dialecte du Fujian situé dans le sud-est de la Chine (hokkien). En raison de leur succès en affaires et de leur maîtrise des langues, les Baba-Nyonya s’imposèrent rapidement comme des interlocuteurs et des intermédiaires incontournables entre les Malais et les Chinois, puis avec les colonisateurs portugais, espagnols, néerlandais et britanniques qui prennent possession du territoire à partir du 16ᵉ siècle. Indispensables aux Britanniques, ils se virent confier de nombreuses responsabilités au sein des banques, des maisons de commerce et de l’administration coloniale. Intégrées à la bonne société anglaise, les familles les plus fortunées adoptèrent graduellement l’anglais et envoyèrent même leur fils étudier dans les prestigieux collèges et universités de la Grande-Bretagne. C’est donc sans surprise que les Baba-Nyonya devinrent des partisans inconditionnels de l’Empire britannique et du maintien des liens politiques et économiques avec la Grande-Bretagne. L’indépendance de la Malaisie dans le milieu des années 1950 sonna le glas de la langue baba malais. En effet, la Malaisie décida de rendre obligatoire le malais à l’école marginalisant ainsi graduellement l’usage du baba malais. Toutefois, malgré la perte de la langue, l’héritage peranakan est encore très vivant et célébré dans les villes de Penang et de Malacca. Pour les Baba-Nyonya, leur identité n’est pas une question d’ethnicité ou de langue, mais de culture.
Les Baba-Nyonya ont adopté largement la mode vestimentaire de leur terre d’accueil. Les hommes et les femmes portent le sarong qui est une pièce de tissu nouée autour de la taille. Les femmes portent aussi fièrement le kebaya, une blouse légère décorée de motifs fleuris aux couleurs chatoyantes et attachée par une broche ou une épingle. D’ailleurs, l’une des activités traditionnelles et très importantes pour les femmes nyonya est la confection de ces broches appelées keronsang qu’elles arborent fièrement épinglées sur leur kebaya lors des festivités de l’année lunaire (Nouvel An chinois). Les hommes, quant à eux, préféraient porter la veste mandarine traditionnelle accompagnée du sarong. Toutefois, à partir de la fin du 19ᵉ siècle, les Baba s’occidentalisent et adoptent la tenue vestimentaire empruntée aux Britanniques avec le complet veston-cravate, sauf pour les cérémonies plus traditionnelles.

La cuisine constitue un aspect très important de la culture baba-nyonya. Contrairement à la société chinoise, la communauté baba-nyonya est résolument matriarcale et c’est la grand-mère, figure autoritaire, crainte et respectée, qui règne en maître dans les cuisines. Elle protège jalousement ses recettes et se garde bien de les divulguer à quiconque, et surtout pas aux hommes de la famille. C’est la matriarche qui marie ses fils et ses petits-fils et n’hésite pas à se promener près des cuisines des maisons voisines pour écouter le bruit du broyage des épices avec un pilon dans le mortier. Si la jeune fille pressentie pour le mariage manie le pilon avec soin et délicatesse et montre un savoir-faire irréprochable dans la préparation des épices, elle fera une épouse digne de confiance. Si elle manque de rigueur et ne montre pas d’application à l’ouvrage, c’est la preuve qu’elle ne pourra pas accomplir ses devoirs conjugaux les plus élémentaires et la cause est entendue pour la matriarche qui refusera de bénir l’union.
On dit souvent que les Peranakan ont inventé la cuisine fusion. Une affirmation difficile à démentir. En effet, les Chinois ont légué à cette cuisine les nouilles, le riz, le porc, le tofu, le gingembre, la sauce soya, la sauce d’huître et la cuisson à la vapeur dans un wok. L’Inde a influencé cette cuisine avec les produits laitiers, le poulet braisé, ainsi que de nombreuses épices comme le cari, le cumin, le tamarin et le curcuma. La Malaisie n’est pas en reste puisqu’elle a transmis des ingrédients comme les fruits, la noix de coco, la coriandre et la citronnelle. Enfin, les desserts ont souvent une origine européenne comme les pasteis de nata, un gâteau portugais. Bref, ces saveurs sucrées, salées et épicées sont un véritable plaisir pour le palais!

Toutefois, pour découvrir la culture des Baba-Nyonya, outre s’acheter un keyaba (pour les dames) et goûter la fine cuisine peranakan, il faut visiter leurs maisons qui ont un style unique. La plupart de ces maisons, qui existent encore, ont été transformées en musée. Les deux plus célèbres sont situées dans les quartiers historiques de Penang et de Malacca. La visite vaut le détour, car elle montre le faste et l’opulence des familles baba-nyonya aux 19ᵉ et 20ᵉ siècles et comment ces dernières ont aménagé une habitation qui reflète le métissage de leur culture - l’héritage malais, chinois et britannique. Ainsi, la maison est souvent d’influence malaise (photo 5), tandis que l’intérieur de la demeure reflète les racines chinoises avec une décoration constituée de meubles noirs en laque, des broderies de soie et des vases de porcelaine, sans oublier un autel aménagé pour vouer le culte des ancêtres comme le veut la tradition confucéenne (photo 6). Enfin, avec l’occidentalisation des Baba-Nyonya, le mobilier européen fait son apparition dans la salle à manger et dans la chambre des époux avec le lit à baldaquin (photo 7).
Photo 5

Photo 6

Source : Tara Milk Tea Facebook Page
Photo 7

Le monde des Baba-Nyonya s’est écroulé avec l’indépendance de la Malaisie. Les liens privilégiés qu’ils avaient forgés avec les Britanniques paraissaient suspects pour les nationalistes malais et beaucoup d’entre eux prirent la route de l’exil vers Singapour, l’Australie et les États-Unis quittant ainsi une société qui allait s’édifier sans eux. Leur présence est littéralement tombée en poussière en Malaisie, survivant à travers la gastronomie, la mode vestimentaire et leurs luxueux manoirs devenus des musées très prisés des touristes. Disparaître peut-être pour mieux incarner la culture malaisienne qui se confond désormais sous de multiples aspects avec la culture peranakan. En guise d’héritage, les Baba-Nyonya nous rappellent la richesse et la complexité du monde, et surtout sa grande fragilité.