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Cécile arrive en ville

Cécile a loué un trois-pièces et demie dans un immeuble en copropriété d’une centaine de logements, situé dans un coin tranquille du centre-ville, où elle n’a ni parents ni amis. Comme elle travaille de son domicile, elle n’a personne à qui parler. Elle appelle son grand-père presque chaque matin, mais tous ses autres échanges se font par courriel ou clavardage et, une fois par semaine, en virtuel, avec son superviseur. Cécile s’ennuie.
 

Quelques jours à peine après avoir fini de s’installer, Cécile décide d’aller au-devant de ses voisins de palier. Elle prépare neuf invitations à pendre la crémaillère, sur lesquelles elle les prie de bien vouloir lui répondre, d’apporter leur propre boisson et de lui faire part de toute allergie alimentaire ou environnementale pertinente, puis s'empresse de les distribuer.

Elle reçoit huit réponses, cinq acceptations, trois abstentions et une seule déclaration d’allergie, aux noix de cajou.

 

  Plus de la moitié viendront, se dit-elle, moitié déçue, moitié ravie.

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Dans son village, quand il y a une fête, personne ne se fait prier pour participer. On s’offre pour aider, demande ce qu’on pourrait apporter. En ville, ça se passe autrement. On vient ou on ne vient pas. Parfois, on ne se donne même pas la peine de répondre. Et il arrive aussi qu’on dise qu’on va venir et qu’on se désiste à la dernière minute, ou qu’on ne se présente tout simplement pas.

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Comme c’est l’hiver, Cécile choisit de préparer une grosse chaudronnée de soupe aux lentilles. Elle a fait du pain, sorti son beurre, ses fromages et acheté de la margarine, pour les végétaliens. Elle a même prévu quelques bouteilles de vin et préparé suffisamment de punch pour remplir deux fois le bol qu’elle a acheté spécialement pour l’occasion.

Autour des fenêtres du salon et le long de la balustrade de son balcon, Cécile a suspendu des guirlandes de lumières multicolores. Aux deux extrémités de sa table de salle à manger, elle a placé une douzaine de verres, des assiettes, des bols, des ustensiles et des serviettes et au centre, la soupe aux lentilles, dans la soupière héritée de sa mère. Dans la cuisine, le bol de punch trône sur une petite table couverte de la nappe de dentelle crochetée par sa marraine.

À six heures, tout est fin prêt. Ça sent bon la soupe chaude et le pain frais. Les planchers, les fenêtres, la cuvette brillent. Cécile est resplendissante. De son unique haut-parleur, le vieux téléviseur postille de la musique d’ambiance.

 

Les invités sont arrivés sur le tard et repartis beaucoup trop tôt : deux couples, deux hommes et une veuve, restée derrière pour aider Cécile à tout ranger. Elle vit dans l’immeuble depuis toujours et en connaît presque tous les occupants, dont ceux qui étaient de la fête. Mathieu et Sara, propriétaires depuis à peine un an, espèrent vendre à profit et s’acheter une maison en banlieue dès qu’ils seront assez bien établis pour pouvoir se permettre d’avoir un enfant. Deux sexagénaires retraitées forment l’autre couple. Également propriétaires, elles ont toujours vécu en ville mais y passent très peu de temps depuis qu’elles ont entrepris de faire le tour du monde. Les deux hommes, l’un célibataire, l’autre récemment séparé, tous deux locataires, tous deux pères; le premier jamais très engagé et le second, dévasté par la rupture à un point tel qu’il a choisi de ne pas voir ses fils pour leur épargner sa souffrance.

 

  Tu es bien courageuse, ma belle, d’inviter tout ce monde que tu ne connais pas.

Courageuse? pense Cécile.

 

  Voulez-vous rapporter de la soupe? Il en est resté tellement, lui propose Cécile, qui avait remarqué que son invitée n’avait rien mangé de la soirée.

  C’est gentil, mais non merci. Tu devrais en offrir à Odile, au 2B. Elle adore la soupe épaisse.

 

Odile. C’est ça le prénom de sa voisine d’en face? se dit Cécile.

 

Elle l’avait croisée à quelques reprises, mais n’avais jamais osé lui parler. Elle ne savait pas comment l’aborder et le fait qu'Odile était toujours accompagnée compliquait les choses.

  Elle devait venir, mais m’a texté qu’elle avait un empêchement. J’ai pensé qu’elle était malade.

  Odile est rarement malade. Si tu veux la connaître, ma belle, tu ferais mieux de l’inviter seule. Elle est mal à l’aise parmi des gens qu’elle ne connaît pas.

  Comment savez-vous tout ça?

  Je croise souvent sa mère dans le couloir. Elle a la jasette facile. Elle s’en fait beaucoup pour son Odile.

***

 

9 h

 

Bonjour Odile. Je suis désolée que tu n’aies pas pu venir hier soir. J’espère que tout va bien. Aimerais-tu que je t’apporte de la soupe aux lentilles? Il en est resté beaucoup.

 

11 h

 

Bonjour Cécile. C’est gentil de ta part. Pourrais-tu venir vers midi ou après 4 heures?

 

À midi cinq, Cécile frappe à la porte de sa voisine. Une femme de forte stature l’ouvre et saisit le contenant de soupe sans rien dire, puis se dirige vers la cuisine, révélant ainsi Odile, qui se trouvait juste derrière.

 

  Merci! J’adore la soupe aux lentilles. Désolée encore pour hier.

  Ça va. Ça arrive.

 

  … Bon alors, je vais y aller. Si t’en veux plus, j’en ai encore plein.

  Merci!

Cécile avait espéré qu’Odile l’inviterait à entrer, mais elle est tout de même ravie d’avoir enfin pu lui parler.

 

Elle a de la visite. Normal, pensa-t-elle. Elle en a souvent, de la visite. Elle n’a probablement pas de temps pour moi. Dommage. Elle a l’air gentille. Timide, mais tout de même sympathique. Elle a sûrement plus envie de fréquenter des gens comme elle.

 

***

 

Ce que Cécile ne sait pas encore, c’est que les visiteurs d’Odile sont souvent des aides-soignantes. Odile a de bonnes amies, mais elle les voit peu et elle côtoie rarement les membres de sa famille, trop occupés qu’ils sont à faire carrière et à élever leurs rejetons. Elle n’a que sa mère sur qui elle peut toujours compter.

Tout comme Cécile, Odile se sent parfois seule et aimerait avoir plus d’amis avec qui elle pourrait faire autre chose que jaser ou regarder la télé; des amis autonomes avec un permis de conduire, qui lui ressembleraient, mais dont les membres fonctionneraient et qui sauraient s’en servir; qui auraient comme elle envie de s’évader, de prendre la route, de s’arrêter pour casser la croûte, puis de continuer, jusqu’à ce qu’elle doive rentrer, morte de fatigue, la vessie sur le point d'exploser.

***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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