Le secret le mieux gardé d’Hokkaido :
la prison d’Abashiri
Quand on me demande quel endroit je recommanderais de visiter au Japon, je réponds sans hésiter à la grande surprise de ceux qui ont osé poser la question : Hokkaido. Si vous souhaitez plonger dans la culture traditionnelle japonaise, Hokkaido n’est peut-être pas pour vous. Les documentaires cartes postales dont nous inondent la télévision ou Internet nous présentent plutôt les mets raffinés du Japon comme ses sushis et ses ramen, les innombrables temples et sanctuaires religieux, les geishas en kimono déambulant élégamment dans les rues du quartier de Gion à Kyoto, les châteaux forts de l’époque des samouraïs qui se dressent orgueilleusement au cœur des grands centres urbains, ainsi que les montagnes en pointe qui surplombent l’épais brouillard du matin. Ces représentations du Japon, qui ne sont pas fausses, nous font bien sûr tous rêver et offrent un dépaysement culturel assuré à quiconque foule le sol de l’Empire du soleil levant.
Malgré tout, l’amoureux de la neige et des sports d’hiver que je suis s’assume totalement et recommande un voyage dans l’île la plus septentrionale du Japon, Hokkaido. Ce genre de destination peut paraître étrange pour des Canadiens. Je ne suis, certes, pas impartial. À chaque année passée au Japon, l’hiver et la neige blanche me manquaient terriblement et j’avais besoin d’un ressourcement. Il est important de rappeler que le Japon est un petit pays, mais fait sur la longueur, ce qui lui permet de regrouper différentes températures, de la plus nordique à la plus tropicale. Ainsi, Hokkaido demeure une destination fascinante l’hiver pour ses nombreuses stations de ski alpin, ses fruits de mer délicieux tout particulièrement le crabe de la ville d’Hakodate, l’héritage culturel des Aïnous, les premiers habitants du territoire, ainsi que pour bien d’autres spécialités ou attractions qui valent certainement le détour.
Photo 1
Source : Abashiri Japon carte - Recherche Images (bing.com)
Cependant, le secret le mieux gardé d’Hokkaido est la ville d’Abashiri. Elle est véritablement une ville du bout du monde située aux confins d’Hokkaido, sur les bords de la mer d’Okhotsk, non loin de la Sibérie (photo 1). Les Japonais y viennent surtout pour y vivre une expérience ultime. Celle de faire une croisière en brise-glace au mois de février pour voir le spectacle fascinant des blocs de glace qui dérivent sur la mer. Avouons qu’il faut un certain courage pour rester sur le pont du navire et défier le vent glacial de la mer d’Okhotsk. En effet, celui-ci caresse implacablement de ses griffes acérées le visage des touristes les plus téméraires venus admirer le paysage blanc et glacé, et immortaliser de quelques photographies ce moment unique de leur voyage (photo 2). Malheureusement, beaucoup d’entre eux passent trop vite à Abashiri et oublient une attraction méconnue, mais que je considère comme l’une des plus intéressantes d’Hokkaido : la prison d’Abashiri.
Photo 2
Photo : Jean-Philippe Croteau
Je tiens à prévenir les lecteurs à l’esprit aventurier qu’il y a deux prisons. La première à la sortie de la ville nécessite une convocation par la justice nipponne pour une durée déterminée à la suite d’un comportement jugé non exemplaire. J’en ai fait la cruelle expérience lors de ma première visite où je me suis fait refuser l’accès jusqu’à ce que l’on m’explique qu’il s’agissait d’une vraie prison. Convaincu qu’il y a de meilleures façons de profiter de mon séjour à Hokkaido et sous les indications des autres touristes, je me suis rendu à l’autre prison en haut d’une colline, celle-ci étant le véritable musée.
Le site a été parfaitement préservé. La prison comporte une énorme porte d’entrée, mais pas de murs ou de barbelés pour empêcher les bagnards de s’enfuir (photo 3). Nul besoin, car la forêt et surtout le froid décourageaient les plus intrépides à vouloir reconquérir leur liberté. Cette prison a été construite à la fin du 19e siècle, alors que le Japon et la Russie se livraient une concurrence sans merci pour les territoires situés à l'extrême nord de leurs frontières. Le pouvoir impérial japonais craignait notamment l'expansion des Russes sur l'île d'Hokkaido. Pour imposer sa souveraineté, le gouvernement impérial nippon prit les devants et organisa la colonisation du territoire. Il implanta des garnisons militaires, fit venir des colons, exploita les ressources naturelles (bois, mines, agriculture), et surtout, envoya des détenus pour construire des routes afin de rendre viable le peuplement de ce nouveau territoire.
Photo 3
Photo : Jean-Philippe Croteau
Cinq prisons ont été créées sur l'ensemble du territoire, dont une seule subsiste en tant que musée, celle d'Abashiri. Les prisonniers d'Abashiri ont dû construire en huit mois une route dans des conditions abominables. Ils ont supporté les tempêtes de neige et de pluie, la faim, le froid, la malnutrition, de piètres conditions d'hygiène, les mauvais traitements, la fatigue. Pour accélérer le travail, ils ne dormaient que cinq heures par nuit et travaillaient jour et nuit grâce à un système de rotation, 200 prisonniers moururent sur 1200 ainsi que de nombreux gardes.
Certains tentèrent de s'enfuir, mais pour aller où? Il n'y avait aucun endroit pour se nourrir et la plupart n'avaient pas d'expérience de survie en forêt. Ils finissaient par revenir au bercail où ils subissaient le sort peu enviable d’être détenus dans une cellule d’isolement (photo 4). Lorsqu’ils ne construisaient pas de routes, les prisonniers se consacraient aux travaux de charpenterie ou à l’agriculture. Abashiri devint ainsi la première prison agricole autosuffisante, dont l’État n’avait pas à fournir de subsides pour nourrir les prisonniers.
Photo 4
Photo : Jean-Philippe Croteau
Le touriste peut visiter toutes les infrastructures qui existaient à l’époque : les logements des officiers et des gardiens, les baraquements des prisonniers, les ateliers de travail, les cellules, les bains publics, mais aussi une salle de spectacle ou de concert pour distraire les prisonniers (ce qui devait être plutôt une denrée rare). Aujourd'hui au sommet de la montagne, une stèle funéraire rend hommage aux détenus qui se sont sacrifiés pour que des routes soient construites, et ainsi assurer le développement économique et social d’Hokkaido.
Photo 5
Photo : Jean-Philippe Croteau
Des expositions multimédias décrivent les dures conditions de vie des prisonniers et célèbrent le dévouement de ces hommes morts à la tâche pour mettre en place les infrastructures routières qui existent encore aujourd’hui à Hokkaido. Ce discours peut être dérangeant, car après tout il est présumé qu’un sacrifice ne peut s’accomplir sans la volonté de l’individu qui est prêt à renoncer à son intégrité physique et morale au service d’une cause noble et juste. Or, dans ce cas-ci, le choix était absent et la glorification du sacrifice des bagnards se fait a posteriori. Il suffit pour s’en convaincre de visiter les cellules des prisonniers qui sont situées dans des baraquements construits sur la longueur avec seulement des matériaux en bois à l’exception des barreaux de fer sur la porte. On peut imaginer sans peine les souffrances de ces prisonniers, notamment l’hiver, alors qu’ils devaient littéralement mourir de froid (photos 5). Une plaque rappelle discrètement que le froid faisait intégralement partie de la peine que les détenus devaient purger (photo 6).
Photo 6
Photo : Jean-Philippe Croteau
Pour se changer les idées, il est recommandé par temps ensoleillé d’aller au Musée Okhotsk Ryuhyo (mer d’Okhotsk) sur la plateforme tout en haut pour voir le paysage qui s’étend à perte de vue et admirer le bleu du ciel qui se confond avec celui de la mer. Pas pour oublier l’histoire tragique dont témoigne la prison d’Abashiri, mais pour se rappeler que l’histoire des sociétés se nourrit constamment d’ombres et de lumières.