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Eichmann à Jérusalem, Douch à Phnom Penh
Retour sur le concept de la banalité du mal

J'ai lu le livre Eichmann in Jerusalem de Hannah Arendt à la maîtrise, il y a près de vingt-cinq ans. Ce livre m'avait fait beaucoup réfléchir à l'époque, puis comme bien des lectures, il disparaît, s'évapore de nos pensées, jusqu'à ce qu'il revienne nous hanter. C'est arrivé lors de mon voyage au Cambodge quand j'ai visité les sites tragiques des massacres perpétrés par les Khmers rouges.

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Source : Audible.ca

Rappelons que les Khmers rouges étaient un mouvement insurrectionnel communiste d’inspiration maoïste, dirigé par un dénommé Pol Pot, qui renversa le pouvoir militaire en place au terme d’une guerre civile.

L’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh

Source : LeMonde.fr

Les Khmers rouges instaurèrent une dictature de 1975 à 1979 jusqu’à l’intervention du voisin vietnamien indigné par l’ampleur de leurs crimes, et sans doute aussi pour resserrer son emprise politique sur le Cambodge. Ils ont tenté de refonder une société autarcique, sans classe et sans religion, purgée de ses éléments capitalistes et occidentaux. Pour ce faire, le nouveau régime a évacué la population tout entière des villes pour la faire travailler à la campagne dans des conditions proches de l’esclavage. Des milliers d’individus considérés comme des ennemis de classe (intellectuels, enseignants, membres des professions libérales, etc.) étaient pourchassés sans merci et exécutés après avoir passé aux aveux arrachés sous la torture. Les propriétaires de lunettes étaient une cible de choix, car ils symbolisaient l’archétype de l’intellectuel bourgeois et leur chance d’échapper aux griffes des Khmers rouges était bien mince.

Évacuation de la population de Phnom Penh par les Khmers rouges

Source : herodote.net

On estime qu’en quatre ans, 1,7 million de Cambodgiens périrent exécutés ou victimes des mauvais traitements, de faim et d’épuisement dans les camps de travail. C’est pratiquement le cinquième de la population (8 millions). Certains auteurs écrivent même qu’un tiers de la population a succombé sous les coups du régime barbare des Khmers rouges. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que le Cambodge a retrouvé son niveau démographique du milieu des années 1970, révélant ainsi l’ampleur de l’hécatombe pour la société cambodgienne.

Source : challenges.fr

Une question a obsédé les contemporains et continue de nous tourmenter aujourd’hui. Comment une partie des Cambodgiens ont-ils pu se livrer à un tel carnage envers leurs compatriotes? Pour répondre à cette question, le concept de la banalité du mal est peut-être utile. La philosophe Américaine d'origine juive allemande, Hannah Arendt, s'était rendue à Jérusalem en 1961 pour assister au procès du criminel de guerre nazi, Adolf Eichmann, l'un des responsables de la Solution finale. Elle s'attendait à trouver un fou furieux et sadique. Au lieu de cela, elle a trouvé un être profondément médiocre, sans haine apparente pour les Juifs, sans convictions, pour reprendre ses termes. Un simple fonctionnaire au service des crimes de masse nazis. Elle ne parvenait pas à comprendre comment un être aussi banal avait pu se rendre coupable de crimes aussi horribles. Elle a donc introduit cette notion de « Banalité du mal » qui désigne les personnes qui renoncent à penser, à réfléchir, à porter des jugements moraux sur leurs actions, préférant obéir aveuglément et mécaniquement à une autorité, une loi ou des impératifs politiques. Or, c'est le contraire de l'action politique qui porte sur la réflexion, le raisonnement, l'argumentation et les jugements moraux. La banalité du mal est une démission de la pensée, alors que la pensée relève au contraire d’un choix découlant de la responsabilité individuelle.

 

Sans revenir sur toutes les controverses qui ont entouré ce livre et qui continuent de nos jours, j'avoue que ma visite des lieux où les Khmers rouges ont perpétré leurs atrocités a réveillé en moi le souvenir de cette lecture et du concept de la banalité du mal. À Phnom Penh, j'ai visité Tuol Sleng, plus connu sous le nom de S-21, l'infâme prison des Khmers rouges dirigée par le non moins infâme Kang Kek Leu surnommé Douch. Professeur de mathématiques dans un collège, il était réputé pour être consciencieux et plein de sollicitude pour ses élèves. Il plongea du côté obscur lors de son emprisonnement pour avoir participé à une grève à son collège. Libéré deux ans plus tard, il entra dans la clandestinité. Lorsque les Khmers rouges prirent le pouvoir et décidèrent de tout raser pour créer une nouvelle société, Douch fut nommé le directeur implacable de cette prison craint autant par les captifs que par les geôliers. En effet, ces derniers devaient atteindre des quotas d’aveux obtenus par la torture fixés par Douch lui-même sinon ils subissaient le même sort que leurs prisonniers. Tuol Sleng était une prison d'où on ne sortait jamais vivant. C'était plutôt un cimetière entre quatre murs. Sur 18 000 prisonniers qui passèrent par cette prison, on ne retrouva que 7 femmes et 5 enfants cachés sous des sacs de riz lors de la libération par l'armée vietnamienne.

Prison Tuol Sleng (S-21)

Tuol Sleng (cellules)

Tuol Sleng (salle de torture)

Les détenus, après avoir passé aux aveux, étaient envoyés sur le site de Choeung Ek, plus connu sous le nom anglais tristement célèbre de « Killing Fields », où ils étaient achevés à l’arme blanche sous le son assourdissant des haut-parleurs pour faire taire leurs hurlements et étaient ensuite enterrés dans des fosses communes. Aujourd’hui, c’est un lieu de recueillement. Les 9000 ossements déterrés ont été rassemblés et exposés dans des vitrines à l’intérieur d’un stupa bouddhiste en mémoire de cette tragédie. Le touriste déambule sur des trottoirs de bois avec un audio guide qui relate les témoignages troublants des survivants. L’endroit conserve son caractère lugubre avec son sol sablonneux sans végétation parsemé de marais stagnants comme si les événements tragiques empêchaient la vie de renaître. Des monticules se dressent ici et là sur l’itinéraire emprunté par le touriste trahissant à travers ce paysage désolé, la présence des charniers. Des pancartes en bois indiquent le nombre de victimes qui reposent toujours dans les fosses communes et le triste sort qui leur fut réservé. Se promener sur ce site glace le sang et l’expérience est comparable à nulle autre pareille.

Choeung Ek (Stupa)

Choeung Ek (ossements)

Source : Collection de Jean-Philippe Croteau

Le parallèle avec Eichmann est évident. Bien qu'il ait reconnu ses crimes et qu’il exprima son chagrin et ses regrets pour les familles qu'il avait endeuillées lors de son procès pour meurtre, viol, torture et crime contre l'humanité en 2012, Douch plaida pour l'acquittement, car il n'avait fait qu'exécuter les ordres selon ses dires. Il n'était que le rouage d'une machine politique. Ce fut l’argument que Eichmann utilisa pour échapper en vain à la potence, mais qui est finalement celui de tous les tortionnaires qui souhaitent éviter de rendre des comptes à la justice et souvent soigner leur réputation face à la postérité qu’ils laisseront en héritage. Douch vit sa peine commuée en détention perpétuelle et mourut en prison huit ans après son jugement en 2020.

 

Soixante ans après la parution du livre Eichmann in Jerusalem, la question se pose encore et l’on tente toujours d'élucider cette part noire de l'humain qui le fait sombrer dans l'horreur et la folie et l’amène à manifester une telle sauvagerie envers ses semblables. À défaut de comprendre et d’obtenir des réponses à mes questions, je peux tout de même partager mon admiration sans bornes pour le peuple cambodgien qui a survécu à ce massacre, survenu il y a plus de quarante ans et qui tente de surmonter ses douleurs et ses souffrances en confrontant sa mémoire tragique. Ainsi, les écoliers font couramment des visites à la prison Tuol Sleng pour ne pas oublier et pour se rappeler ce que leurs aînés ont enduré. Et peut-être aussi pour apprendre à pardonner. Si autant que faire se peut.

 

Toutefois, ce que les Cambodgiens et les Cambodgiennes, enfants comme adultes, ont de plus beau est sans aucun doute leur sourire arboré en toutes circonstances. Que l’on ne s’y méprenne pas, ce sourire n’est pas innocent. C’est un geste de défi lancé aux calamités de l’histoire qui témoigne de la résilience du peuple cambodgien. C’est aussi un symbole d’espoir envers un avenir qui s’annonce meilleur et qui permet aux Cambodgiens de surmonter les pires épreuves du passé.

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