Aya de Yopougon : combattre les préjugés par l’humour
Enfant, les bandes dessinées me fascinaient et ce fut un excellent moyen de m'initier à l'histoire et aux voyages. Puis, à l'adolescence, je pris mes distances pour me consacrer à d’autres genres de lecture comme les biographies, la littérature et la philosophie. Il y a quelques années de cela, j'ai redécouvert les bandes dessinées complètement par hasard. Lors du festival Mars en Folie, pendant le Mois de la Francophonie, à l'Alliance française de Chengdu, j'ai eu le plaisir d'assister au visionnement du film d'animation Aya de Yopougon qui me donna ensuite le goût de lire les bandes dessinées qui offrent un merveilleux portrait social d'un quartier populaire d'Abidjan pendant les années 1970 en Côte d’Ivoire.
Source : Gallimard Bande dessinée
L’autrice, Marguerite Abouet, est originaire de la Côte d’Ivoire et a été envoyée par ses parents à 12 ans avec son frère vivre chez son grand-oncle à Paris pour mener de longues études. Assistante juridique, elle tente alors d’écrire des romans pour jeunes adultes, mais elle abandonne en raison des modifications imposées à son écriture par les maisons d’édition. Elle se tourne donc vers la bande dessinée et connaît un grand succès avec Aya de Yopougon rédigé avec Clément Oubrerie. Elle a gagné le grand prix d’Angoulême en 2006 pour le premier tome vendu à 350 000 exemplaires. La série constitue un succès planétaire comprenant à ce jour huit tomes vendus à 800 000 exemplaires et traduits en 15 langues.
Marguerite Abouet, source : Tribune de Genève
Source : RFI
Abouet souhaitait en fait présenter une vision plus réaliste et moins misérabiliste de l’Afrique à un public européen et montrer une autre image des Africains que celle des guerres, de la pauvreté, de la famine et des coups d’État habituellement véhiculée par les médias occidentaux. La trame narrative de la bande dessinée se situe dans la Côte d’Ivoire de l’après-indépendance alors dirigée par le président Houphouët-Boigny qui, en maintenant des liens privilégiés avec l’ancienne métropole, la France, assure une certaine période de stabilité politique et de prospérité économique. La Côte d’Ivoire se caractérise aussi par l’émergence d’une classe moyenne et d’une société de consommation, la hausse du niveau de vie et de la scolarisation notamment celle des femmes qui ne tardent pas à réclamer plus de droits et à contester le mariage traditionnel sous l’emprise de l’autorité maritale et paternelle. L’autrice ne se gêne pas pour faire une critique humoristique de cette époque et c'est toute la société ivoirienne qui en prend pour son rhume dans cette bande dessinée hilarante, mais qui semble assez réaliste peut-être un peu trop... Je me doute qu'elle a dû faire grincer bien des dents.
Source : Pulse.ci
L’histoire raconte les aventures d’Aya, une jeune fille très sérieuse et responsable, qui partage ses journées entre ses études, sa famille et ses amies. Tout le contraire de ses deux meilleures amies Bintou et Adjoua qui préfèrent aller danser dans les maquis (les bars) et rencontrer des garçons pour chercher un futur mari. Aya représente le modèle de la femme émancipée qui ne cherche pas à se marier à tout prix, mais plutôt poursuivre ses études pour devenir médecin. Toutefois, elle est confrontée aux pressions familiales qui déconsidèrent l’éducation pour les femmes et exigent que celles-ci se marient rapidement avec un bon parti.
L'héroïne apparaît comme la seule figure d'honnêteté et de loyauté dans l'histoire, toujours prête à aider les gens et à leur prodiguer des conseils réfléchis qui ne sont ni demandés ni écoutés. Dans cette bande dessinée, on retrouve les maris et les pères qui clament leur autorité suprême sur la famille entre hommes autour d'un verre au café du coin, mais qui redoutent la colère de leurs épouses, véritables maîtresses du foyer. Les femmes sont vénales et cherchent surtout à vivre dans le luxe et le confort grâce à un mariage avantageux. Pour ce faire, elles passent tout leur temps dans les maquis à utiliser leurs charmes pour dégoter le mari idéal, c'est-à-dire très riche. Les hommes, quant à eux, sont infidèles et mènent souvent une double vie cachant à leur famille leur liaison avec leur maîtresse, ainsi que leur progéniture illégitime. Les « génitos », des séducteurs sans scrupules (pas très subtil comme terme) et complètement paumés se font passer pour des riches parisiens afin de courtiser les dames en leur offrant le repas au restaurant et la nuit dans un hôtel chic, alors qu'ils sont sans un sou et vivent avec leur maman... Enfin, le chef d'une entreprise de bière tout puissant règne sur ses employés et leurs familles comme un potentat tout en désespérant que son bon à rien de fils, surtout intéressé par les jolies dames et à faire la fête, ne pourra jamais lui succéder et être à la hauteur des ambitions paternelles. À travers toute cette kyrielle de personnages qui, par le mensonge, l'opportunisme et la duplicité, sont tour à tour profiteurs et victimes, la brave Aya s'élève au-dessus de la mêlée par sa sagesse, sa générosité et son intégrité sans jamais céder au découragement ni se laisser distraire de ses objectifs qu'elle souhaite atteindre. Malgré tous les obstacles qui se dressent sur sa route et qui viennent de l’incompréhension de son milieu face à ses ambitions académiques et professionnelles, Aya possède une vision optimiste de la vie qui lui permet de ne pas se laisser abattre et de relever les défis de la vie avec courage et dignité.
Source : Milk Magazine
Toutefois, l’aspect le plus intéressant de cette bande dessinée est le portrait que brosse l’autrice du féminisme en Côte d’Ivoire. Ainsi, Aya représente le dilemme de nombreuses jeunes femmes en Côte d’Ivoire et en Afrique qui cherchent à respecter la tradition dans laquelle elles ont baigné durant leur enfance et leur adolescence tout en réalisant leurs aspirations sociales et professionnelles. À ce titre, Aya représente une jeune fille exemplaire qui respecte ses parents, assume ses responsabilités familiales et vient en aide à ses amies quand elles ont besoin d’elle, mais en même temps, elle veut étudier, marier l’homme qu’elle aime et devenir médecin. La bande dessinée montre la difficile conciliation des femmes ivoiriennes entre la tradition et l’entrée dans le monde moderne, mais elle propose aussi un modèle d’attitude, représenté par Aya qui cherche à réaliser ses rêves et ses ambitions, mais sans remettre en cause la famille qui demeure encore à cette époque (peut-être encore aujourd’hui) le réseau de solidarité et d’entraide par excellence dans la société ivoirienne. Le personnage d’Aya se réclame donc à sa façon d’un féminisme progressiste sans être transgressif.
S’il y a un reproche qui pourrait être fait à cette bande dessinée est que l’autrice a peut-être été trop loin dans sa volonté de réhabiliter une certaine image de l’Afrique auprès des Européens. Ce faisant, elle a peut-être remplacé un préjugé par un autre en présentant une vision un peu trop simpliste de l’Afrique qui décrit des Africains joyeux, légers, libres de tous soucis, qui passent leur temps à tomber amoureux ou à s’amuser. D’autre part, il faut reconnaître que Aya de Yopougon brosse avec beaucoup de réalisme un portrait sociologique d’un quartier populaire ivoirien qui vibre au fil de la vie quotidienne non sans tensions à travers ses rapports d’autorité, de genre et de classe.
Il reste que cette bande dessinée, malgré toutes les critiques qu’on peut lui adresser, fait rire aux larmes. C'est peut-être parce que même sans connaître la société ivoirienne, on se doute que le portrait social, bien que très caricaturé, n'est pas si loin de la réalité. C'est aussi une lecture qui donne envie de mieux connaître l'Afrique. Elle montre que l'autodérision constitue la meilleure diplomatie pour se faire connaître et faire apprécier sa culture au-delà de ses frontières en plus de constituer un signe indéniable de sagesse et de maturité collective.