Konbini
Un roman sur l’anticonformisme nippon
Le Japon offre souvent cette image d’une société austère, rigide et conservatrice, et que sa littérature devrait nécessairement refléter le conformisme social qui règne dans l’archipel nippon. Or, il n’en est rien. La littérature nipponne se montre audacieuse, critique de la société qui l’a vu naître et a recours à un humour dévastateur pour remettre en question les tabous et les interdits notamment sous la plume d’une nouvelle génération d’autrices.
C’est le cas de Konbini de Sayaka Murata (photos 1 et 2) qui, comme dans ses nombreux romans précédents, aborde le thème du conformisme social considéré comme une valeur centrale dans la culture japonaise. Ce roman hilarant, qui a reçu le prestigieux prix Akutagawa en 2016, s’est vendu à 1,5 million d’exemplaires au Japon et a été traduit en trente langues. L’autrice qui a travaillé dix-huit ans dans un konbini a visiblement puisé dans son expérience de travail pour tisser la trame de son roman.
Photo 1
Source : The New York Times
Photo 2
Source : Les libraires
L’histoire assez banale en apparence se passe dans un konbini que nous pourrions traduire selon les pays par le convenience store, la supérette ou le dépanneur. À la différence que le konbini, véritable institution de quartier au Japon, offre une gamme de services et de produits qui ferait pâlir de jalousie ses homologues américains, français ou québécois. En fait, les premiers convenience store apparaissent aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale avant d’être adoptés par le Japon dans les années 1960. Aujourd’hui, il existe 60 000 konbini dans l’archipel nippon, soit un konbini pour chaque 2000 habitants. Ouverts 24 heures sur 24 et 365 jours par année, ils génèrent des chiffres d’affaires de 10 milliards de yens avec 1,5 milliard de clients. Le konbini peut servir à la fois d’épicerie, de pharmacie et de bureau de poste avec une imprimante-photocopieuse pour les étudiants et les employés des environs. On y vend de la nourriture, des boissons, de l’alcool et surtout, le fameux bentô qui est un plateau de sushi et de onigiri (boule de riz cuit avec une prune amère dans le milieu). Un micro-ondes est disponible pour réchauffer le riz et faire cuire des nouilles instantanées. Certains konbini comportent une aire pour manger avec des tables et des chaises de plastique. Pour les konbini aux portes des campagnes, les agriculteurs de l’endroit leur livrent des fruits et des légumes. Dans les konbini, on vend des magazines, des articles de papeterie, du tabac, des cigarettes, des produits d’hygiène, des médicaments, ainsi que des cravates, des chaussettes et des sous-vêtements de rechange pour les employés de bureau qui n’ont pas le temps de rentrer chez eux. Pour les jeunes, c’est un lieu incontournable pour acheter des mangas (bandes dessinées japonaises) et des jeux vidéo. Enfin, on peut y faire toutes sortes de transactions comme commander des billets de cinéma, de concert ou de musée ou payer ses factures d’électricité, de gaz et d’Internet. J’ai moi-même déjà payé mes taxes municipales dans un konbini (photos 3 et 4)¹.
Photo 3
Source : Univers du Japon
Photo 4
Source : Kanpai!
C’est donc dans ce commerce emblématique que se situe le roman de Sayaka Murata. Son personnage principal, Keiko Furukura, âgée de 35 ans, travaille dans un konbini. Elle adore son travail et elle ne rêve pas d'une vie meilleure. Malheureusement, ses parents ne l'entendent pas de cette oreille. Ils souhaitent qu'elle trouve un emploi conforme à ses études et qu'elle montre davantage d'ambition. Et surtout, qu'elle se marie et qu'elle fonde une famille. Keiko se sent incomprise par sa famille, ses amis et la société dans laquelle elle vit depuis son enfance et elle ne provoque que des malaises ou des malentendus quand elle a le malheur d’exprimer son opinion. Or, le konbini avec son univers extrêmement réglementé grâce au manuel d’emploi de l’entreprise lui permet de respecter les conventions sociales en adoptant l’identité d’une employée de konbini et de modeler son attitude sur les attentes des gérants, des collègues ou des clients. Ce faisant, le konbini devient un refuge où elle intègre le conformisme de la société, ce qui lui permet de dissimuler sa propre marginalité qu’elle réserve à la sphère privée.
Pour échapper aux pressions de sa famille qui insiste de plus en plus pour qu’elle se marie, Keiko a recours à un subterfuge. Elle invite son ancien collègue, Shiraha, qui s'est fait renvoyer du konbini pour avoir fait des avances pas très discrètes à une autre employée, à venir vivre chez elle. Elle lui propose de l'entretenir à condition que tous les deux prétendent être mari et femme et berner ainsi ses parents. Shiraha semble le candidat idéal, car il partage avec Keiko un caractère anticonformiste, mais d’une tout autre manière, car il est incapable de conserver un emploi en raison de son indiscipline, de son attitude irrespectueuse envers les clients et de sa nonchalance au travail. Cette entente permet ainsi d’éviter les contraintes de la société identifiées dans le roman comme la sexualité, la famille et la carrière. Une entente plus facile à négocier qu'à faire respecter, car Shiraha a une hygiène douteuse et, atteint d’une fainéantise incurable, il passe ses grandes journées à attendre que Keiko revienne du travail pour le nourrir, sans oublier qu’il se plaint tout le temps… Ce « mariage » de raison est sans l’ombre d’un doute la partie la plus comique du roman et le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver beaucoup de compassion pour la pauvre Keiko qui subit un véritable calvaire.
Ce roman très original nous fait découvrir de l'intérieur une société très conformiste qui tolère mal la dissidence ou à tout le moins des aspirations différentes de la norme. C'est un roman qui clame le droit à ses rêves aussi petits et simples soient-ils, le droit à la liberté de réaliser ses aspirations, même s'ils sortent de la norme prescrite et surtout, le droit de définir les conditions de son propre bonheur. Il montre aussi la difficulté de se tailler un espace d'autonomie et de différence quand la famille ou l'entourage planifie le destin des uns et des autres dès le plus jeune âge et selon les conventions préétablies dans la société. L'entente saugrenue avec Shiraha révèle la difficulté d’échapper aux normes sociales extrêmement contraignantes et à la nécessité d'organiser des mises en scène (qui s'avère dans ce cas-ci un remède pire que le mal) pour échapper aux pressions étouffantes du milieu qui supporte mal les trajectoires marginales. C'est enfin un roman sur l'acceptation de soi, condition nécessaire au bonheur, mais qui oblige à devoir confronter son milieu et à assumer sa différence pour réaliser ses rêves et ses espoirs, et parfois aussi d'en payer le prix. En bref, ce roman nous offre une belle leçon de courage et de persévérance, mais surtout de fidélité à soi-même.