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Faire partie du monde

Chère amie,

 

Il y a quelques mois, je t’écrivais ceci :

« Mais ce désir [de changer le monde], nous devons le « convertir », c’est-à-dire l’éloigner de nos ambitions égocentriques, de notre vieil instinct de domination. Ce désir, s’il veut atteindre son but, devra plutôt être nourri par la reconnaissance en soi et en l’autre d’une humanité commune dont une part n’est pas toujours traitée avec la dignité qu’on lui doit. C’est ce qui faisait dire à Albert Camus : « Je me révolte, donc nous sommes ». S’indigner au « nous », c’est compatir. Changer le monde au « nous », c’est d’abord se changer soi-même, se changer pour mieux aimer et, peut-être, pouvoir rayonner ensuite sur ce monde en espérant que la graine semée portera fruit. Qui aspire à un monde meilleur doit d’abord inspirer le monde dans lequel il vit. »

Tu vois, moi, je ne crois pas aux révolutions qui consistent à « changer un système » pour « un autre système ». Rares sont les révolutions de ce type qui apportent les bienfaits escomptés. La plupart du temps, les grandes idées érigées en système finissent par dériver de leur trajectoire. C’est ainsi que le christianisme, doctrine de paix et d’amour, a fini par aboutir à des guerres de religion, et que le communisme, idée généreuse, est devenu dictature. Quand les efforts déployés pour « faire du bien » font plus de mal que de bien, ils n’en valent pas la peine…

Je ne crois pas non plus aux réformes classiques à l’intérieur des États. Il y aura peu à espérer des réformes institutionnelles tant que les États seront soumis aux lois d’un marché mondialisé…

Je ne crois pas non plus au « décrochage », quelle qu’en soit la forme. « Sortir du système » fait indéniablement du bien à celui ou celle qui le fait, et cela peut parfois être nécessaire pour sauver sa peau, mais l’impact de ce geste isolé sur la collectivité demeure minime.

Mais il y a une voie de passage et elle est très bien décrite dans les deux merveilleux petits livres que je te suggère aujourd’hui. Il s’agit de Guérir du mal de l’infini de Yves-Marie Abraham (dont je t’ai déjà parlé) et Après le capitalisme de Pierre Madelin et. Ces deux ouvrages ont une trame de fond commune que je trouve fort intéressante. Les deux dévoilent avec éloquence les limites d’une société organisée autour d’une croissance économique infinie : des limites sur le plan écologique, bien sûr, puisque les ressources naturelles ne sont pas inépuisables et que leur exploitation sans fin déséquilibre l’ordre naturel de la biodiversité. Mais il y a aussi des limites sur le plan humain puisque, d’une part, la croissance infinie donne lieu à des systèmes qui prennent appui sur une exploitation des uns par les autres et, d’autre part, parce qu’elle conduit à ce qu’on appelle une « dépossession du monde vécu ». Cela signifie que ces systèmes gigantesques finissent par fonctionner de manière quasi autonome, si bien que notre liberté d’agir sur le monde (notre autonomie) s’en trouve totalement réduite, voire inexistante. Ne reste que l’illusion de la liberté, ne reste que la liberté de consommer, de se divertir, de choisir l’engrenage dans lequel nous voulons exercer notre force de travail (le but étant de produire!). Malheureusement, cet assujettissement nous apparaît maintenant tout naturel… Commençons donc par reconnaître que dans de tels systèmes, « une part de notre humanité n’est pas traitée avec la dignité qu’on lui doit ». « S’indigner au nous », te disais-je plus haut!

Guérir du mal de l'infini.jpg
Après le capitalisme.jpg

Où est-elle, donc, cette voie de passage? Qu’est-ce qui doit être « révolutionné » pour qu’un réel changement se produise? Eh bien, pour ces auteurs, c’est sur le plan de l’imaginaire collectif que nous devons changer, c’est-à-dire sur le plan des représentations profondes qui habitent notre pensée et qui motivent nos actions. Nous nous représentons la vie sous le signe du triomphe, sous le signe de la domination rationnelle du monde (par la pensée, par la technologie), et aussi longtemps que cet imaginaire sera le socle de nos actions, celles-ci nous conduiront toujours au même cul-de-sac. Il faut donc emprunter d’autres chemins. Il faut, pour transformer cet imaginaire, « convertir » nos désirs, les réorienter, les poétiser, les spiritualiser, tel que je l’ai abordé dans mes lettres précédentes. Au cœur du revirement de notre conscience se trouve une question : « Pourquoi suis-je ici? », n’est-ce pas mon amie?

Par quoi remplacer cet imaginaire triomphant qui nous habite et nous anime depuis si longtemps? Chacun à leur manière, ces deux auteurs arrivent à une conclusion similaire. L’un d’eux, Pierre Madelin, synthétise son propos en reprenant les mots de l’écologiste américain Aldo Léopold : « il faudra désormais nous considérer comme les compagnons-voyageurs des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution, comme des membres à part entière de la communauté biotique » au lieu de nous concevoir distincts de la nature, car notre destin et celui de la Terre sont inextricablement liés.

Pour Yves-Marie Abraham, c’est la qualité du monde vécu qui doit être reconquise. L’auteur nous présente les trois piliers du nouveau monde à bâtir : « produire moins, partager plus, décider ensemble ». Une condition est cependant nécessaire à la réalisation de ce projet : il faut recréer des sociétés à dimension humaine, car ces trois piliers sont impossibles à ériger dans un monde-machine dépendant d’un marché mondialisé. Penser un monde habitable, c’est penser des microsociétés démocratiques et souveraines. Dans ces petits mondes, la liberté ne serait plus « liberté de délivrance » (consommer et se divertir pour se soulager des lourdeurs qu’impose une macro-société de production). Elle serait plutôt « liberté d’action », c’est-à-dire « autonomie », « créativité », ce qui aurait pour effet de nous rendre plus riches… d’humanité! Utopique? Pour Yves-Marie Abraham, l’utopie, c’est de croire que nous pouvons poursuivre sur la voie dans laquelle nous sommes engagés…

Dans ma prochaine lettre, ma chère amie, je conclurai ce voyage philosophique…

Amitiés,

Guy

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