Deux villes, un cœur
Il était une fois deux villes imaginaires en Saskatchewan : Villefrançaise et Englishtown. Chacune comptait 10 000 habitants et se situait à 20 kilomètres l’une de l’autre.
Or, les relations entre ces deux communautés étaient loin d’être harmonieuses. Une haute muraille de malentendus s’était dressée entre elles au fil des années, alimentée par des tensions linguistiques. À Englishtown, où seul l’anglais était parlé, on ignorait les Villefrançais, menant une existence unilingue plutôt restreinte. De leur côté, en tant que minorité linguistique, les Villefrançais ne parlaient l’anglais que par nécessité, leur langue étant constamment éclipsée, voire menacée.
Parmi eux, Paulina James, 19 ans, baignait dans le journalisme depuis toujours. Sa famille dirigeait depuis un siècle le petit hebdomadaire d’Englishtown : son père en était le rédacteur en chef, son oncle chroniqueur agricole et son frère aîné reporter sportif. Il était donc naturel que Paulina aspire à travailler pour le journal familial après ses études à l’Université de Regina.
Mais en cette deuxième année de son programme, un événement allait bouleverser ses perspectives. En novembre, elle représenterait son université à un congrès étudiant de journalisme tenu à l’Université Concordia, à Montréal.
Ce serait sa première immersion dans un milieu majoritairement francophone. Pourtant, malgré le fossé linguistique entre Villefrançaise et Englishtown, elle se réjouissait déjà de ce séjour québécois.
* * *
Arrivée à Montréal, Paulina fut chaleureusement accueillie par sa famille d’accueil, dont la fille, étudiante en journalisme à Concordia, partageait ses ambitions. Enthousiaste, elle s’investit avec énergie dans les ateliers et discussions du congrès, découvrant un monde de nouvelles idées et d’apprentissages stimulants.
Mais c’est surtout dans ses temps libres que la ville la séduisit. L’architecture saisissante, les concerts envoûtants, les saveurs exquises des restaurants, les odeurs et les couleurs du Jardin botanique… Montréal éveillait tous ses sens. Surtout, elle fut frappée par le français omniprésent dans les rues animées. Une envie nouvelle naquit en elle : apprendre la langue pour mieux s’imprégner de cette culture vibrante.
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Deux jours avant la fin du congrès, les participants rejoignirent ceux d’un congrès parallèle de journalisme francophone, tenu à l’Université de Montréal. C’était une première : les deux groupes se retrouvaient dans un même espace.
Un rapprochement inimaginable pour Villefrançaise et Englishtown. Paulina, elle, se sentait à sa place, portée par cette effervescence intellectuelle.
C’est alors qu’un étudiant l’aborda, les yeux rivés sur son étiquette d’identité.
— Vous êtes vraiment Paulina James d’Englishtown? demanda-t-il, stupéfait. J’ai entendu parler de vous… malgré le mur qui sépare nos villes.
— Oui, c’est bien moi, répondit-elle, tout aussi surprise en découvrant son nom. Et vous êtes Laurent Jacques… Votre père dirige la station de radio francophone de Villefrançaise!
Laurent, lui aussi étudiant en journalisme à l’Université de Montréal, se préparait à suivre les traces de son père derrière le micro. Ils se fixèrent quelques instants, fascinés par cette rencontre improbable.
— Eh bien, Paulina, comment s’est passé votre congrès? demanda Laurent, avec une curiosité sincère.
— Ça vous intéresse vraiment? s’étonna-t-elle. Les Villefrançais ne s’intéressent jamais aux Englishtowners…
— Bien sûr que si. Montréal est ma ville d’adoption. Je veux que tous ceux qui la visitent en gardent un bon souvenir.
Paulina esquissa un sourire.
— Alors, oui, c’était extraordinaire. J’ai rencontré des étudiants formidables de partout au Canada. Et… j’ai adoré votre ville. La langue et la culture québécoises m’ont profondément marquée.
Les paroles de Paulina réchauffèrent le cœur de Laurent.
— Je ne pensais pas qu’une Englishtowner puisse ressentir ça pour quelque chose de français, dit-il, mi-taquin, mi-sérieux. C’est presque interdit chez vous, non?
— Peut-être bien… Mais c’est pourtant vrai! Et votre congrès, comment s’est-il déroulé?
— Fantastique. J’ai appris énormément. Et vous, vos études? J’ai entendu dire que vous comptiez travailler pour le journal de votre père.
Paulina hésita.
— À vrai dire… Je ne sais plus. Après avoir interviewé un artiste pour Le Carillon, je suis tombée sous le charme de la musique francophone. J’écoute même votre station de radio, avoua-t-elle en riant.
— Ah oui? Quel artiste vous a fait cet effet?
— Étienne Fletcher.
Laurent haussa les sourcils, impressionné.
— Vous aimez Étienne Fletcher?
— Il est l’une des raisons pour lesquelles j’écoute votre station en ligne. Même si… je ne comprends pas encore tout.
— Ce n’est pas très Englishtowner, ça! Vos parents sont au courant de vos nouvelles préférences culturelles?
Paulina soupira.
— Comment pourrais-je leur dire? Ils seraient scandalisés…
— Et si mes propres parents savaient que je parle aussi librement avec une Englishtowner… Ils le prendraient mal, eux aussi.
Un silence s’installa. Puis, un sourire complice s’échangea.
— Alors, Paulina, quand repartez-vous?
— Dans deux jours. Mais, honnêtement, je n’ai pas envie de quitter cette ville.
— Vous pourriez faire tant de choses en français à Regina! J’ai de la famille qui pourrait vous aider…
— Ça me plairait beaucoup.
— Alors, avant votre départ, puis-je vous inviter à aller manger une poutine? Je connais l’endroit parfait.
Paulina éclata de rire.
— La poutine me fait saliver rien que d’y penser! Et j’aimerais continuer cette conversation…
— Alors, c’est un rendez-vous.
* * *
Autour d’une savoureuse assiette de poutine dans un café animé du quartier étudiant, Paulina et Laurent échangèrent sans retenue. Chacun découvrait l’autre au-delà des préjugés de leurs villes d’origine.
De retour à Regina, Paulina fit la connaissance de Guylaine, la cousine de Laurent, enseignante de français. Entre elles se noua une relation enrichissante, mêlant apprentissage linguistique et amitié. Parallèlement, Paulina s’immergea dans les événements francophones de la ville, progressant rapidement en français.
De leur côté, Laurent et elle continuaient de se retrouver en ligne, partageant leurs expériences et rêves avec enthousiasme.
* * *
Les mois passèrent, et leur lien se renforça. Mais au retour des fêtes, un défi les attendait : annoncer la vérité à leurs familles.
Laurent devait partir à Québec pour produire une série de balados pour Radio-Canada, tandis que Paulina suivrait un cours intensif de français à l’Université Laval. Leur projet? Chroniquer ensemble leur immersion pour la radio.
Face à tant de passion et de détermination, même leurs pères, d’abord réticents, finirent par accepter leur union.
Ils étaient destinés à être ensemble. Pourquoi aller à contre-courant?
Impatients de se retrouver à Québec, Laurent et Paulina se projetaient déjà dans cette nouvelle aventure, tissant les fils bariolés d’une histoire qui ne faisait que commencer.