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Oh, oh, oh, avec ses sabots

− « Chapitre 1, Vers l’Ouest. Il y a très longtemps, quand tous les grands-pères et toutes les grands-mères n’étaient que des petits garçons ou des petites filles, ou même de très petits bébés, s’ils étaient déjà nés, Papa, Maman, Marie, Laura et Bébé Carrie quittèrent la petite maison où ils vivaient, dans les Grands Bois du Wisconsin. Ils montèrent dans un chariot bâché et l’abandonnèrent, solitaire et vide, au cœur de sa clairière cernée par les grands arbres. Ils ne devaient plus jamais revoir cette petite maison. Ils s’en allaient vivre au loin, en pays indien. »

Ici, il y a une note au bas de la page qui dit : « Le mot Indien désigne originellement les habitants de l’Inde. Mais les premiers explorateurs arrivés en Amérique, pensant être en Inde, ont ainsi nommé les populations locales. Aujourd’hui, ce terme est considéré comme erroné et offensant, et il est préférable de parler de peuples autochtones. » Ou Autoctounes, comme disent les Français.

Cécile et Odile avaient frappé à la porte de chaque résident de l’immeuble voisin pour les inviter à la lecture de La petite maison dans la prairie, de Laura Ingalls Wilder. L’objectif était de lire un ou deux chapitres par séance, selon la longueur et l’intérêt.

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Huit personnes avaient répondu à l’appel, si on compte Cécile. Il y avait Bill et sa femme Agnès, Carmen et son fils Claude, Marie-Anne et sa tante Janine et Jacqueline, une petite dame aux cheveux blancs bleutés et au sourire aussi solidement ancré au visage que ses nombreuses rides.

« Papa conduisait, tassé sur lui-même. Les rênes demeuraient lâches entre ses mains, le vent agitait sa longue barbe brune. Maman était assise bien droite, en silence, les mains jointes sur les genoux. Bébé Carrie dormait dans un petit nid aménagé au creux des ballots.

− A-a-ah! bâilla Marie.

Laura demanda :

− Maman, est-ce qu’on peut descendre et courir derrière le chariot? Mes jambes sont si engourdies!

− Non, Laura, répondit Maman.

− On va camper bientôt? reprit Laura.

Il lui semblait qu’il s’était passé tant de temps depuis l’heure de midi où ils avaient déjeuné, assis dans l’herbe fraîche, à l’ombre du chariot.

Papa prit la parole :

− Pas encore. Il est trop tôt pour camper.

− J’veux camper maintenant! J’suis si fatiguée! s’écria Laura.

Maman dit simplement :

− Laura!

Ce fut tout, mais cela signifiait que Laura ne devait pas se plaindre. Elle n’osa donc plus gémir tout haut, mais elle se sentit toujours révoltée, à l’intérieur d’elle-même. Tout en restant assise, elle chercha des raisons de se prendre en pitié. Elle avait des crampes dans les jambes et le vent ne cessait de lui souffler dans les cheveux. L’herbe continua à onduler, le chariot à cahoter, et il ne se produisit rien d’autre pendant très longtemps.

− Nous arrivons à une rivière ou à un fleuve, affirma Papa. Les petites filles, voyez-vous ces arbres, là-bas?

Laura se leva et se tint à l’un des arceaux. Loin devant, elle aperçut une tache sombre.

− Ce sont bien des arbres, confirma Papa. C’est la forme des ombres qui le révèle. Dans cette région, la présence des arbres signifie qu’il y a de l’eau. C’est là que nous nous arrêterons pour ce soir. »

Odile leva les yeux. Bill s’était endormi. Agnès lui asséna un franc coup de coude dans les côtes pour le rappeler à l’ordre. Claude était sous la chaise de sa mère, qui grattait nerveusement ses cuticules et faisait sautiller sa jambe droite avec impatience. Marie-Anne faisait les gros yeux à sa tante qui avait entrepris de nettoyer son dentier du haut avec ses doigts. Jacqueline souriait à pleines joues.

Cécile émit un commentaire.

− Bravo à la personne qui a adapté ce livre pour la télévision. C’est-tu juste moi ou est-ce qu’il y en a d’autres ici qui ont trouvé ça plate à mort?

− Avec une lectrice comme Odile, rien ne peut être ennuyeux, répondit Jacqueline, toujours aussi souriante.

Cécile ajouta :

− Vous êtes bin fine, Jacqueline, et je suis d’accord avec vous qu’Odile est une bonne lectrice, mais ça ne m’a pas empêchée de trouver l’histoire ennuyeuse.

Odile se prononça :

− Gênez-vous pas. Si vous avez pas aimé, faut le dire maintenant, avant qu’on soit trop avancés. Il y a d’autres livres qui pourraient être plus adéquats.

− Comme Kamouraska, proposa Carmen.

− Ou Bonheur d’occasion, ajouta Cécile.

− Ou Les Filles de Caleb, renchérit Agnès.

− Ce sont toutes de bonnes suggestions de romans, répondit Odile. J’ajouterais La famille Plouffe.

− On devrait faire un vote, proposa Cécile. Odile et moi, on va préparer une nouvelle invitation avec les titres qui ont été proposés. Revenez la semaine prochaine avec l’invitation et nous lirons le livre le plus populaire. J’ai tous ces livres chez moi. Je vais tous les apporter. Êtes-vous d’accord?

Tout le monde fut d’accord.

Après que l’auditoire eut quitté la salle commune de l’immeuble qu’elles avaient réservée pour l’occasion, Odile se tourna vers Cécile :

− Toi puis tes gros sabots!

− Ben quoi!? C’était nul. T’as vu aussi bien que moi que personne était intéressé.

− Jacqueline a aimé!

− Penses-tu que Jacqueline s’est jamais plainte de quoi que ce soit?

− Probablement pas, mais je m’habituerai jamais à ton style.

− J’allais pas me taper le livre au complet. L’important c’est qu’on a trouvé une meilleure solution.

− J’espère qu’ils vont voter pour La famille Plouffe. « Y a pas d’place pour tous les Ovide Plouffe du monde! »

− Ce serait bien, répondit Cécile, mais si on se fie à notre expérience de cet après-midi, c’est probablement pas ça qu’il dit dans le livre. Plutôt quelque chose du genre « Personne ne se soucie de moi dans ce bas monde! »

− T’es folle vrac! On se paye un bon café?

− Pourquoi pas. J’ai des choses à te raconter.

Au café local, la table réservée aux personnes en fauteuil roulant était occupée par une personne sans handicap visible.

− C’est pas grave, dit Odile. On va aller le prendre chez nous.

Odile avait à peine eu le temps de finir sa phrase que Cécile était déjà à la table en question.

− Excuse-moi. On va avoir besoin de cette table.

− Et je vais faire quoi moi? Toutes les tables sont prises.

− Si tu peux prendre un break de ton laptop, on peut partager la table avec toi.

− Donne-moi deux minutes.

Cécile sourit et hocha de la tête.

− Je vais aller commander.

Dans la file d’attente, Odile s’était faite aussi petite que sa Permobil M3 Corpus le lui permettait.

***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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