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Odile est en péril

Cécile déposa ses livres au bout de la longue table et retira une chaise pour permettre à Odile de s’installer près d’elle. Jacqueline était déjà là, toujours aussi souriante. Elle se leva et se rendit vers Cécile pour lui remettre son vote. Agnès arriva sur le fait, suivie de Bill. Ni l’un ni l’autre ne souriait. Marie-Anne arriva masquée. Sa tante Janine avait contracté la COVID.

 

− Êtes-vous sûre que vous êtes pas contagieuse? demanda Odile.

 

− Non. C’est pour ça que j’ai mis un masque.

 

Odile regarda Cécile nerveusement.

 

− C’est beau, dit Cécile. Mais assoyez-vous à l’autre bout de la table. Je vais venir chercher votre vote.

 

− Je l’ai pas. Je l’ai oublié. J’ai été bien occupée cette semaine.

 

− Ça va. J’ai d’autres copies.

 

Cécile sortit une copie de son sac et l’apporta à Marie-Anne, qui s’empressa d’y inscrire son vote. Carmen se présenta au même moment, sans son fils.

 

− Bonjour Carmen. Ça va? demanda Cécile.

 

− Oui, oui, répondit-elle en sortant son invitation de sa sacoche.

 

− Merci, dit Cécile. Agnès, Bill, avez-vous votre invitation?

 

Bill sortit l’invitation de sa poche de chemise.

 

− Étant donné qu’on est deux, puis qu’on voulait pas le même livre, on a voté deux fois.

 

− C’est beau. Maintenant que tout le monde est arrivé, on va compiler les votes.

 

Cécile s’installa au bout de la table et déplia l’invitation de Bill et Agnès.

 

La famille Plouffe… Les Filles de Caleb.

 

Elle déplia ensuite l’invitation de Carmen.

 

Kamouraska

 

Marie-Anne et Jacqueline avaient toutes deux voté pour Bonheur d’occasion.

 

− Le vote est divisé, annonça Cécile, mais Bonheur d’occasion l’emporte.

 

Cécile sortit le livre de sous sa pile et en entreprit la lecture, pour une troisième fois. La première lui avait été imposée dans un cours de français du secondaire. La deuxième, elle l’avait imposée à sa mère alors qu’elle se remettait lentement et péniblement de l’accident dans lequel elle avait perdu ses jambes et son mari. C’était Carmen qui avait proposé ce livre. Cécile n’avait pas cru nécessaire, voire raisonnable, de s’y opposer.

 

− À cette heure, Florentine s’était prise à guetter la venue du jeune homme qui, la veille, entre tant de propos railleurs, lui avait laissé entendre qu’il la trouvait jolie.

La fièvre du bazar montait en elle, une sorte d’énervement mêlé au sentiment confus qu’un jour, dans ce magasin grouillant, une halte se produirait et que sa vie y trouverait son but. Il ne lui arrivait pas de croire que son destin, elle pût le rencontrer ailleurs qu’ici, dans l’odeur violente du caramel, entre ces grandes glaces pendues au mur où se voyaient d’étroites bandes de papier gommé, annonçant le menu du jour, et au son bref, crépitant, du tiroir-caisse, qui était comme l’expression même de son attente exaspérée. Ici se résumait pour elle le caractère hâtif, agité et pauvre de toute sa vie passée dans Saint-Henri.

 

Cécile lit ainsi jusqu’à la fin du troisième chapitre. Quarante-cinq pages.

 

− Voulez-vous qu’on s’arrête ici? demanda-t-elle au groupe.

 

Sa suggestion fut accueillie avec enthousiasme. À ce rythme, ça allait lui prendre dix semaines à terminer la lecture du livre.

 

− C’est sûr que sur des chaises droites, on peut pas être attentif aussi longtemps que dans un bon fauteuil, commenta-t-elle. On n’est pas très nombreux. On pourrait peut-être trouver un endroit plus confortable pour la prochaine fois. Je vous remets vos invitations. Mon numéro de téléphone est dessus. Si vous avez des suggestions, appelez-moi. Je vais voir ce que je peux trouver de mon côté. Avant de partir, avez-vous des commentaires?

 

Jacqueline leva timidement la main.

 

− Oui, Jacqueline? l’invita Cécile.

 

− J’ai travaillé pendant des années dans un quinze cennes. Je m’identifie beaucoup à Florentine et à l’histoire de la famille Lacasse. C’est pour ça que j’ai voté pour ce livre, même si je l’ai déjà lu au moins trois fois. C’est différent d’entendre quelqu’un le lire. On peut fermer les yeux et s’imaginer les scènes plus facilement dans sa tête. Dans la mienne, je deviens Florentine et sa famille devient la mienne.

 

− Ah oui?! C’est intéressant ça, Jacqueline. Avez-vous aussi trouvé l’amour dans votre quinze cennes?

 

Jacqueline sourit.

 

− Disons que j’ai rencontré beaucoup de personnes intéressantes, répondit Jacqueline.

 

− Vous savez, Jacqueline, si vous aimez entendre des histoires, vous pouvez emprunter des livres audio à la bibliothèque municipale, ajouta Cécile.

 

− Oui. Je le fais de temps en temps, répondit Jacqueline, mais en personne c’est mieux. On peut réagir ensemble, faire des commentaires, poser des questions.

 

− Je suis tout à fait d’accord, acquiesça Cécile. Quelqu’un d’autre veut réagir, poser des questions, faire des commentaires?

 

Personne ne répondit.

 

− Alors on se voit la semaine prochaine. Ici ou dans notre nouvel endroit plus confortable. Je vais vous informer de l’endroit si ça change, ajouta Cécile pour clore la session. Passez une bonne semaine! Faites attention à vous!

 

Odile ne bougeait pas. Elle semblait perdue dans ses pensées.

 

− On y va? proposa Cécile.

 

− Oui, répondit Odile d’une voix à peine audible.

 

Elles avaient rendez-vous avec Jean-Marc au café où ils s’étaient rencontrés la semaine auparavant.

 

− J’ai hâte de voir ce que Jean-Marc a trouvé.

 

Odile ne répondit rien.

 

− Qu’est-ce qui se passe, Odile? T’es donc bin tranquille.

 

− Rien, répondit-elle. Je me demande juste si c’est le bon moment pour lancer le projet. J’ose pas sortir. Ça m’a tout pris pour me convaincre de venir avec toi aujourd’hui. Je suis même pas sûre de vouloir aller au café.

 

− Mais pourquoi donc? demanda Odile.

 

− Plus personne s’inquiète de la COVID. On sort en public sans masque, comme si de rien n’était. Moi la première, je devrais en porter un, mais si personne d’autre le fait, ça sert à quoi?

 

Les deux consœurs entrèrent dans le café. Jean-Marc y était déjà.

 

− Je vous ai réservé une place, lança-t-il à la blague de derrière la table qui leur avait permis de faire connaissance.

 

− Je te paie la traite, Odile, dit Cécile, qui se dirigea rapidement vers le comptoir de commande.

 

− Bonjour, Jean-Marc, dit Odile.

 

− Bonjour, Odile, répondit Jean-Marc. Ça va?

 

− Oui, oui. Je suis juste un peu inquiète par rapport à la COVID.

 

− La CO quoi? répondit Jean-Marc sans réfléchir.

 

Odile ne répondit rien. Comme les autres, Jean-Marc était insouciant. Peut-être l’aurait-elle aussi été, n’eût été son état de santé.

 

− Excuse-moi. J’oubliais à quel point ça peut être dangereux pour toi de l’attraper, ajouta Jean-Marc.

 

− Pour moi et pour tout le monde qui n’a pas ou n’a plus une santé de fer, répondit Odile.

 

− T’as raison de t’inquiéter. L’homme que je devais rencontrer initialement à la Légion a dû se faire remplacer. Il l’avait attrapée.

 

− Tu vois? renchérit Odile. As-tu eu des nouvelles?

 

− Des nouvelles?

 

− De l’homme que tu devais rencontrer…

 

− Oh! Non. J’en ai pas demandé et on m’en a pas donné, répondit Jean-Marc piteusement.

 

Odile serra les lèvres. Elle avait du mal à comprendre et à accepter le manque d’empathie dont faisaient preuve trop de gens. L’idée d’être associée à quelqu’un qui se souciait peu des autres dans un projet où l’altruisme était primordial la tourmentait. Elle attendit impatiemment qu’Odile revienne avec son café. Elle avait grand besoin des deux.

 

− Voilà ma belle! Un bon grand café bien mérité, dit Cécile en déposant le café d’Odile sur la table.

 

Odile sourit à son amie. L’arrivée de Cécile dans sa vie lui avait redonné espoir en l’humanité.

 

− Alors, Jean-Marc, as-tu trouvé un local pour nous? demanda Cécile en retirant son manteau.

 

− Non seulement ça, répondit Jean-Marc, mais aussi une centaine de nouveaux partenaires!

 

− Quoi?! s’exclama Odile.

 

− Les gars de la Légion sont prêts à nous laisser utiliser une partie de leur local contre un pourcentage de nos profits.

 

− Nos profits? Et euh… Il y a pas de femmes à la Légion? demanda Odile, de plus en plus irritée.

 

− Mais oui! La Légion est une femme… répondit Jean-Marc à la blague et sans réfléchir.

 

Malgré la bonne volonté et les efforts démontrés par son nouvel associé, Odile doutait sérieusement de leurs affinités.

 

− Sérieux, reprit Jean-Marc, qui se rendait enfin compte du sérieux de la situation, justement, ils veulent prendre une petite partie de nos profits pour couvrir leurs frais et pour renflouer le fonds qu’ils utilisent pour donner des bourses d’études à leurs membres ou à des membres de leurs familles. Tout le monde y gagnerait.

 

− Et ils ont assez de place? demanda Odile. Je suis jamais entrée, mais de l’extérieur, ça semble plutôt petit.

 

− C’est immense! répondit Jean-Marc.

 

− Ben coudonc! s’exclama Odile.

 

Elle prit une gorgée de café, fixa le vide, puis sourit.

 

− Je propose qu’on change le nom RéparACTION – Atelier communautaire pour Coquelicoop – Alliance pour la survie de l’environnement.

 

Jean-Marc s’esclaffa et Odile sourit, pour la première fois ce jour-là, jusqu’à ce que son téléphone sonne le glas.

 

***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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