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L’odieux destin d’Odile

-    J’comprends pas. Elle était forte comme un cheval s’objecta Odile d’une voix chevrotante.

Odile est au téléphone avec Cécile. Elle a attrapé la COVID-19 qui vient d’emporter sa mère. Cette femme obstinée, presque obsédée, qui à l’aube de la cinquantaine avait adopté un régime de vie astreignant dans l’espoir de vieillir en santé et de pouvoir ainsi continuer d’aider sa fille pendant encore longtemps, avait flanché devant un minuscule virus. Ses quatre vaccins précédents l’avaient bien protégée jusque là, mais celui qu’on avait concocté pour s’attaquer à la nouvelle forme du virus n’était toujours pas offert aux proches aidants.

-    C’est ça que je devrais faire de mon temps libre. Je devrais me battre pour nous. Pour ceux qui nous aident de bonté de cœur, sans salaire, sans vaccins, ajouta Odile. Maudite vie sale!

Cécile écoutait en silence. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pas su quoi dire. Que dit-on à quelqu’un qui vient de perdre son alliée de toujours? Quelles paroles sauraient consoler un cœur aussi souvent endeuillé? D’abord de son père, qui l’avait rejetée avant même de la connaître, puis de son corps. 

Ses tendons trop courts qui l’empêchaient de frapper le sol du talon de ses souliers de claquette. La chirurgie pour les allonger dont elle ne s’était jamais suffisamment remise pour pouvoir remonter sur les planches.

« Elle est douée, votre petite. Elle a du rythme et une oreille juste. Il lui manque juste un peu de vigueur, un peu d’endurance… »

Ses membres affaiblis, qui ne lui permettaient plus d’atteindre certaines touches de son piano, certains éléments de sa batterie, les pédales de ceux-ci et de la voiture qu’elle n’aura jamais pu apprendre à conduire.

Sa voix qui l’avait contrainte progressivement à quitter la chorale, puis à annuler ses soirées de karaoké avec ses amies et qui arrivait difficilement aujourd’hui à exprimer l’ampleur de son désarroi.

Son dos qui n’aurait pas la force de porter à terme un enfant.

Autant de deuils qui n’auraient jamais pu la préparer à celui qu’elle vivait à présent.

-    Si c’est ça que t’as vraiment envie de faire… répondit Cécile avec hésitation.

-    C’est pas que j’en ai envie, rétorqua Odile, c’est qu’il FAUT faire quelque chose.  L’environnement, c’est sûr que c’est important, mais pendant que tant de monde essaie de trouver des solutions pour sauver la planète, personne se soucie de nous. Quand c’est pas l’environnement, c’est les droits des LGBTQ2+, la réconciliation avec les Autochtones, le racisme systémique, la guerre en Ukraine, puis celle en Israël… Qui se préoccupe des personnes handicapées? On est ignorés parce qu’on n’est pas capables de s’imposer. Ceux qui ont la capacité mentale ou intellectuelle pour nous défendre en ont souvent pas la capacité physique. Je sais pas si t’as remarqué, mais je suis toujours brûlée à la fin de la journée quand je dois travailler. Ça me prend tout mon petit change pour tenir jusqu’à 4 heures¹.

-    Je peux imaginer, mais tu l’exprimes jamais…

-    C’est sûr. J’ai appris à pas prendre de place. Je suis conditionnée. Qui c’est qui recule pour laisser passer les autres dans les allées étroites du dépanneur? Odile! Qui c’est qui s’excuse quand quelqu’un se frappe le mollet sur mes appuie-pieds en reculant sans regarder? Odile! Qui c’est qui manque de tomber à côté de la rampe de sa fourgonnette en reculant trop vite parce qu’elle veut pas bloquer la circulation? Odile! Qui c’est qui accepte de faire les rapports d’impôt² de tous les membres de sa parenté parce qu’elle veut se sentir utile et qu’elle peut pas faire grand-chose d’autre pour aider? Odile! Qui c’est qui a toujours l’impression d’avoir à justifier son existence?

Cécile était atterrée. Si elle n’avait pas su quoi répondre auparavant, cette fois, elle ne savait plus quoi penser.

-    Odile. La réponse est « Odile ». T’apprends pas vite, reprit Odile, qui ressentait soudainement le besoin d’alléger l’ambiance, qui sentait qu’elle avait pris trop de place.

-    Je peux pas comprendre exactement ce que c’est que de vivre avec un handicap aussi lourd que le tien, répondit Cécile sans hésiter, mais j’espère que tu comprends, toi, à quel point ton existence a embelli la mienne.

À l’autre bout de son sans-fil, Cécile entendait les sanglots étouffés de son amie.

-    Écoute, Odile. On a été ensemble super souvent depuis que t’as été exposée à la COVID de ta mère. Je sais bien que tu veux me protéger, mais je voudrais être vraiment là pour toi. Je vais porter un masque. Deux même. Laisse-moi venir te voir.

-    Non, Cécile. S’il fallait que je te perde aussi, je m’en remettrais jamais.

-    Et s’il fallait que tu succombes sans que je puisse te revoir, c’est moi qui m’en remettrais jamais.

-    Je vais pas mourir, Cécile. Je suis bien trop malchanceuse pour ça.

Cécile saisit deux masques et se précipita chez sa voisine.

-    Odile, j’suis là. Ouvre-moi ta porte!

¹ NDR : 16 h

² NDR : Calque de l'anglais, OQLF

 

***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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