Conquérir un empire, protéger un royaume
l’Irlande et le Québec, deux chemins distincts, mais parallèles
Il y a une douzaine d’années, je venais pour la première fois à Winnipeg pour présenter une communication dans le cadre d’un colloque sur le métissage organisé par l’Université de Saint-Boniface (USB). Je ne me doutais pas alors que cette institution deviendrait mon employeur une décennie plus tard après bien des pérégrinations en Extrême-Orient. Ma conférence s’intitulait « Édifier un Empire, protéger un royaume » et faisait la comparaison entre l’attitude de l’Église catholique irlandaise et celle de l’Église catholique canadienne-française à l’endroit de l’immigration au Canada. La première y vit une chance d’intégrer et surtout d’assimiler les immigrants pour répandre le catholicisme de langue anglaise à travers le pays et en faire une force politique redoutable (empire), tandis que la seconde se montra méfiante envers l’immigration et préféra consolider ses acquis fondés sur la langue gardienne de la foi, et de la foi gardienne de la langue (royaume).
Ce texte, oublié depuis belle lurette, a resurgi dans mon esprit lors de mon dernier voyage en Irlande cet été. À Dublin, j’eus le plaisir intense de visiter l’incroyable Irish Emigration Museum et de constater que ma réflexion sur les questions irlando-canadiennes était en quelque sorte partagée par les promoteurs du musée. Ce musée raconte de manière saisissante, dans une première partie, le drame des Irlandais dans le milieu du 19ᵉ siècle qui furent frappés de la famine et qui, face à l’indifférence du gouvernement britannique, ont été contraints à l’exil pour échapper à la mort (photo 1). Dans une seconde partie, les différentes salles d’exposition nous montrent que cette tragédie – responsable d’un million de morts et du départ de plus de trois millions d’expatriés – a donné une seconde vie à la culture irlandaise assurant son rayonnement à travers le monde grâce à la diaspora que l’on peut estimer entre 70 et 80 millions d’individus, dont la moitié vivent aux États-Unis (photo 2). Le musée ne lésine pas sur les moyens pour vanter les exploits des grandes figures politiques, sociales, artistiques et athlétiques qui ont perpétué le patrimoine irlandais outremer. Même les gangsters ont droit à leur salle d’exposition, car après tout ils ont contribué à leur manière à faire connaître le génie irlandais…
Photo 1
Source : guide-Irlande.com
Photo 2
Et le symbole par excellence de ce rayonnement culturel est bien sûr la fameuse bière noire Guinness qui à elle seule a fait connaître l’Irlande dans les coins les plus reculés de la planète. La bière Guinness, fondée en 1759, fait partie de manière indiscutable du patrimoine irlandais ne serait-ce que par son emblème, la harpe celtique, qui a inspiré la République d’Irlande quand celle-ci s’est proclamée indépendante en 1922 et qui en a fait le symbole national du pays. Tout amateur de bière qui se respecte – ou patriote irlandais – doit se rendre au Guinness Store House à la St. James’s Gate faire un pèlerinage en l’honneur de ce sombre élixir, mais exquis (photo 3). Dans ce complexe industriel, loué par le fondateur Arthur Guinness pour une période de 9000 ans – l’optimisme en affaire est la clé du succès –, vous pouvez visiter le bâtiment construit en forme de pinte et constitué de sept étages. Chaque étage appuyé par des ressources multimédias raconte l’histoire de ce fleuron glorieux irlandais qu’est la Guinness et au quatrième étage vous pouvez boire une Guinness avec l’effigie de votre visage imprimée dans la mousse qui surplombe le verre (photo 4)! Le moment de grâce se révèle au septième étage pour la dégustation d’une autre bière sur la terrasse entourée d’une baie vitrée qui donne une vue à 360 degrés de la magnifique ville de Dublin (photo 5). Enfin, pour les amoureux inconditionnels de la gastronomie irlandaise, il faut aller au cinquième étage pour goûter à une délicieuse chaudrée de poisson et de fruits de mer nappée d’un fromage fondu et accompagnée de la troisième Guinness de la journée, sauf pour ceux qui en boivent une pour le petit déjeuner bien sûr.
Photo 3
Source : guide-Irlande.com
Photo 4
Photo 5
Source : Collection personnelle
Si la Guinness symbolise sans l’ombre d’un doute le patrimoine irlandais, le pub est quant à lui son ambassadeur le plus précieux. Le pub est à l’Irlande ce que le dépanneur est à Montréal, c’est-à-dire que l’on en trouve à tous les coins de rue même dans les villages côtiers qui semblent oubliés par Dieu, le temps et les hommes. Et pour ceux qui en doutaient, rappelons que le tempérament festif et exubérant des Irlandais n’est pas une légende. Les Irlandais se rassemblent dans les pubs tous les soirs de la semaine et de la fin de semaine pour rencontrer des amis, manger, écouter de la musique, chanter et danser. On retrouve les pubs partout non seulement en Amérique, en Europe, mais aussi dans n’importe quel pays d’Asie. Reposant sur la Sainte-Trinité – la Guinness, les ballades irlandaises et la gastronomie comme les Fish & Chips, les Chowder ou les Irish Stew –, les pubs rendent le patrimoine culturel irlandais mondialement connu et reconnaissable par tous, peu importe le pays que l’on habite (photo 6, 7 et 8).
Photo 6
Source : Collection personnelle
Photo 7
Photo 8
Source : Collection personnelle
Malgré son triomphe apparent, l’Empire irlandais ressent une blessure douloureuse sans cesse ravivée et qui ne parvient pas à être refermée. Le colonialisme britannique a fait perdre aux Irlandais le gaélique (gaeltacht) et avec la disparition de cette langue c’est toute une culture millénaire qui s’efface. Paradoxe ultime, la langue de l’Empire irlandais est celle du colonisateur tant détesté par le passé et qui lui a causé tant de maux jusqu’à la Guerre d’indépendance irlandaise. Pourtant, c’est cette même langue qui offre une visibilité internationale à la culture irlandaise et qui lui permet de se déployer au cœur d’une global culture. Le gaélique n’aurait sans doute pas suscité pour la culture irlandaise le même engouement à travers le monde. Certes, l’État républicain irlandais a fait du gaélique une langue officielle avec l’anglais, l’affichage gouvernemental est dans les deux langues, ainsi que les services publics destinés à la population. Le gaélique est aussi une matière obligatoire à l’école. Près de 40 % de la population comprennent le gaélique, mais c’est la langue maternelle de 4 % de la population et à peine 2 % le parlent à la maison. Le touriste se rend bien compte lorsqu’il se promène dans les lieux publics du statut officiel de la langue, mais qui demeure factice puisque celle-ci n’est que rarement parlée ou entendue, sauf dans les régions isolées sur la côte ouest de l’île (photo 9).
Photo 9
Ainsi, lorsque l’Irlandais rencontre le Québécois, les deux ressentent un sentiment d’envie mutuelle parfois même à leur insu. L’Irlandais ne peut qu’être admiratif des Québécois pour avoir pu préserver leur langue et leur culture face au conquérant britannique, alors qu’il a échoué à conserver la sienne. Le Québécois regrette avec nostalgie le temps d’une Amérique qui parlait français de la baie d’Hudson à la Louisiane et qui se rapetisse sans cesse, enviant les Irlandais qui célèbrent avec fierté et sans complexe leur culture et qui réussissent à l’universaliser en la partageant avec le reste du monde grâce à son histoire, sa bière, sa musique et sa gastronomie. Ce faisant, les Québécois oublient parfois que pour ce faire il a fallu troquer le gaélique pour la langue du plus fort, alors qu’ils ont toujours refusé des compromis sur la question de leur survie culturelle en Amérique du Nord suscitant par le fait même l’admiration de la verte Erin. Conquérir un empire ou protéger un royaume? Et à quel prix? Peut-être s’agit-il d’un faux débat puisque la question semble déjà réglée pour les principaux intéressés. En effet, les Irlandais et les Québécois connaissent sans doute déjà la réponse. Le passé est là pour leur rappeler.