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Joseph le révolutionnaire

Une fable sur l’art d’inscrire l’héritage politique dans la longue durée

Cet été, lors de mon voyage à Vienne, j’ai eu la chance de réaliser un vieux rêve, celui de visiter les palais de la dynastie princière des Habsbourg qui régna sur les destinées de l’Autriche pendant plus de 600 ans (photo 1). La visite de ces palais (Hofburg, Belvédère, Schönbrunn et j’en passe) accorde une place centrale à trois femmes qui ont frappé l’imagination du public, et ce, encore aujourd’hui. Marie-Thérèse qui régna d’une main de fer dans un gant de velours pendant quatre décennies sur l’Autriche (1740-1780) et en fit une grande puissance impériale (voir photo 2). La non moins célèbre Élisabeth de Wittelsbach (1837-1898), surnommée Sissi, épouse de l’empereur François-Joseph, immortalisée au grand écran par l’interprétation légendaire de Romy Schneider bien que le portrait romantique du film soit loin de la réalité historique. Enfin, Marie-Antoinette (1755-1793), fille de Marie-Thérèse, qui fut une reine de France au destin tragique, fauchée par la tourmente révolutionnaire. Or, en déambulant dans les innombrables galeries de portraits, un personnage semble attirer peu l’attention. Il s’agit de l’empereur d’Autriche, Joseph II, fils de l’impératrice Marie-Thérèse et frère de Marie-Antoinette, qui régna de 1780 à 1790 (photo 3). 

Photo 1

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Source : collection personnelle

Photo 2

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Le territoire en orange pâle représente l’empire d’Autriche.
Source : Europe 1783-1792 en - Joseph II, Holy Roman Emperor - Wikipedia

Photo 3

J’ai connu le personnage avant mon voyage grâce à la lecture du livre Joseph II, Un Habsbourg révolutionnaire de François Fejtö. Ce livre m'avait d'abord déçu. Rédigé par un historien professionnel sans notes de référence et avec une courte bibliographie, cet ouvrage semblait avoir été écrit à la va-vite sans doute pour permettre à son auteur de compter sur une publication nouvelle. C'était largement en deçà de mes attentes. Toutefois, au fur et à mesure que je parcourais le livre, je fus captivé par le récit raconté par l'auteur sur un personnage, ma foi, fort peu connu qui prenait l'allure d'une fable avec une morale politique. 

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Si Machiavel avait dédié au prince florentin Laurent de Médicis, son livre, Le Prince, pour lui enseigner à prendre le pouvoir et surtout comment le conserver, Joseph II, bien qu'il ne s'adresse à aucun puissant de ce monde, offre aussi une leçon politique. Comment gouverner pour s'assurer que les réformes entreprises par le législateur passent l'épreuve du temps? En effet, ce n'est pas tout de gouverner, il faut aussi léguer un héritage politique qui conservera une certaine pérennité. Pour cela, il faut rallier les citoyens autour d'un projet politique, créer des consensus, susciter l'adhésion au moins du plus grand nombre, faire entrer les réformes dans les mœurs et la culture publique sinon celles-ci seront sans lendemain et sombreront dans l’oubli... 

Une leçon peu apprise par le roi réformateur Joseph de Habsbourg. Solitaire, taciturne et impétueux, ce monarque avait l'ambitieux dessein d'entreprendre de grandes réformes sans s'embarrasser de l'avis de ses conseillers ni de se préoccuper du soutien ou, à tout le moins, de la sympathie de ses sujets, qu'ils soient aristocrates, ecclésiastiques ou roturiers. Le roi de Prusse, Frédéric le Grand, son grand rival, disait de lui « qu'il faisait le deuxième pas avant le premier ». Son bilan est toutefois impressionnant. En seulement dix ans, il adopta 6000 décrets et rédigea 11 000 lois. Homme de son temps, il était inspiré de l’esprit des Lumières et souhaitait jeter les bases d’un État qui gouvernerait son peuple au nom du bien commun en se fondant sur les principes de la Raison, de la Liberté individuelle et du Progrès. Certainement en avance sur son époque, il nationalisa les biens de l’Église, supprima les congrégations religieuses jugées inutiles, édicta un acte de tolérance religieuse pour les sujets non catholiques de son empire, réforma le système d'éducation pour qu’il puisse être fréquenté par l’ensemble de la population, réserva la fonction publique aux détenteurs de titres universitaires (et non plus à l'aristocratie), aboli le servage et redistribua aux paysans les propriétés terriennes, centralisa l'administration royale, institua le mariage civil, interdit la peine de mort et la censure...
 

Édit de tolérance de l’empereur Joseph II
Source: Joseph II, Holy Roman Emperor - Wikipedia

Atteint d’une timidité maladive avec les femmes, on ne connaît pas à Joseph II de grand amour et il mourut esseulé sans descendance. Sous son règne, la cour de Vienne qui émerveillait ses contemporains par le raffinement de sa culture et de ses mœurs perdit de son lustre. En effet, Joseph II ne supportait aucune dépense frivole et vouait une véritable vénération aux budgets équilibrés. La vie à la cour des Habsbourg sans ses bals, ses réceptions et ses banquets devint aussi austère qu’un monastère de carmélites. Amoureux des arts et mécène du grand Wolfgang Amadeus Mozart, le souverain n’hésita pas à donner au virtuose quelques leçons d’économie en lui reprochant que sa musique géniale comportait trop de notes!

Mozart jouant devant l’empereur Joseph II et sa famille
Source : Concert 19th century hi-res stock photography and images - Page 3 - Alamy

Détesté par l'aristocratie qui voyait ses privilèges disparaître les uns après les autres et incompris par le peuple resté très pieux qui ne s'expliquait pas l'acharnement de ses politiques anticléricales, Joseph meurt dans la solitude la plus complète après seulement dix ans de règne sans doute d'épuisement avec le terrible sentiment d'avoir lamentablement échoué. Il ne faudra que quelques années pour que son frère Léopold, qui lui succède, mette en pièce ses réformes et fasse de l'Autriche une monarchie ultraconservatrice, future adversaire de la Révolution française et de Napoléon. Toutefois, ce n’est pas l’avis de tous les historiens. Henry Bogdan, quant à lui, suggère au contraire que Joseph II a fait suffisamment de réformes pour éviter à l’empire d’Autriche de connaître le même sort que la monarchie française balayée par la terreur révolutionnaire. Ce faisant, Joseph II aurait accordé un sursis de plus d’un siècle à la monarchie autrichienne avant que celle-ci ne s’effondre politiquement et militairement lors de la Première Guerre mondiale. Qui a raison? Difficile de le dire, car en histoire comme dans bien d’autres domaines tout est souvent une question de perspective.

Cette biographie offre un portrait fascinant des usages et des retombées du pouvoir. Il ne s'agit pas seulement de gouverner, mais aussi pour le chef d’État de savoir durer à travers une œuvre marquante pour les collectivités même après son retrait de la vie publique, même après sa mort. Autrement dit, donner à un passage en politique un peu d'immortalité en l’inscrivant dans un héritage durable qui marquera les esprits et traversera l’épreuve du temps pour les contemporains et leurs descendants. Malheureusement pour Joseph II, il gouvernait sans la société même si à son sens c'était pour la société. C'est un peu à cette morale que cette biographie captivante nous convie.

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