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Dieu et nous seuls pouvons :

un livre dont le bourreau est le héros

Lorsque j’enseignais à l’Université du Sichuan à Chengdu, j’avais décidé de créer un nouveau cours sur le roman historique. Dans la sélection d’ouvrages à lire, j’adoptai sans hésiter un livre qui avait peuplé les rayons de la bibliothèque familiale : Dieu et nous seuls pouvons. Il est en effet inusité de choisir un roman dont le titre porte la devise non officielle de cette profession qui était à la fois redoutée, détestée, mais hautement nécessaire pour le pouvoir politique (du moins à une certaine époque fort heureusement). En effet, par ce trait d’esprit, seul Dieu et les bourreaux avaient l’autorité légitime de prendre la vie!

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Ce roman se passe en 1663 et raconte l'histoire (fictive, mais tout de même inspirée librement de faits historiques) du fondateur d'une dynastie de bourreau, Justinien Pibrac. Le roman raconte comment Justinien Pibrac, un pauvre hère au nez coupé, s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment et surtout a commis la mauvaise faute. Accusé d’un modeste larcin, le pauvre Justinien se voit condamné aux galères pour vingt ans (c’est une formule de style, car dans les faits la vie de galérien ne dépassait pas trois ans). Or, il peut échapper à ce funeste destin grâce à un coup du sort qui lui offre non seulement la vie sauve, mais une nouvelle carrière pleine de retombées professionnelles. En effet, le châtelain de l’endroit cherche désespérément un nouveau bourreau pour exécuter son cuisinier qui, pour se venger de la bastonnade reçue, a servi à son maître un délicieux potage avec comme principal ingrédient son dernier-né. Comme Justinien n’a pas beaucoup d’options, il consent à contrecœur à revêtir les habits du bourreau et à embrasser une nouvelle vocation.

L’histoire du romancier est tout aussi intéressante que celle du roman. Après de courtes études (l’auteur aurait quitté l’école après l’équivalent du 3ᵉ secondaire), Michel Folco a été photographe professionnel pour différentes agences avant de se lancer dans l'écriture de son premier roman à l’âge de 40 ans. Selon ses dires, il aurait envoyé 20 copies de son manuscrit et aurait essuyé 19 refus jusqu’à ce qu’un représentant de la maison d’édition du Seuil découvre la fameuse pépite d’or. Depuis la publication de son premier livre en 1991, Dieu et nous seuls pouvons, chaque nouveau récit est très attendu par le public, car Folco est un écrivain qui prend son temps. Chaque livre nécessite cinq ans de travail.

Dans son roman, on y découvre le monde fascinant et insoupçonné des bourreaux. En effet, être bourreau à une époque était plus qu'une profession. Cela s'accompagnait de titres, de terres et de privilèges à l'instar de l'aristocratie. Il fallait bien rendre ce domaine d'activité quelque peu attrayant pour le recrutement. Ainsi, ostracisés par la société, les bourreaux vivaient à l'extérieur des villes dans leur château, sur leurs terres et pouvaient prélever des impôts et des taxes aux paysans qui vivaient sur leur domaine. Ils constituaient une caste avec leurs traditions, leur code d'honneur, leurs règles de conduite. 

Méprisés autant que redoutés par la population, même s'ils étaient indispensables à la bonne administration de la justice du temps, les bourreaux ne pouvaient que se marier entre familles de bourreaux qui se reconnaissaient par leur lignée au sein de cette profession. Autrement, cela aurait constitué une mésalliance abominable! En passant, une femme de bourreau s'appelle une bourrelle prouvant sans l’ombre d’un doute la richesse de la langue française qui n’a pas négligé de décerner un terme aux femmes et aux filles de bourreau. Dans les livres suivants de Folco, celui-ci dépeint une scène de mariage qui attire pour célébrer l’événement les grandes familles de bourreaux de tout le Royaume de France. C’est l’occasion de se rencontrer, rendre hommage à la famille des mariés, faire des projets d’alliances matrimoniales, mais surtout d’exalter leur renommée personnelle qui a traversé les frontières et le temps, acquise bien souvent en raison de la maîtrise de leur art ou le raffinement de leurs méthodes.

Le roman repose à la fois sur l'exactitude des faits historiques qui fait revivre sous nos yeux une caste sociale mal connue et l'emploi de la langue d'époque (adaptée bien sûr à notre compréhension contemporaine) qui rend le récit vivant et savoureux sans oublier l'humour très noir de l'auteur. À un point tel que devant une description un peu macabre, mais détaillée avec humour (c'est quand même un livre sur les bourreaux...), on se demande quel parti prendre : en rire ou en pleurer. 

Enfin, la force de ce roman est de mettre en scène la vie des classes populaires, mais vraiment en bas de l'échelle sociale, rappelant la dureté de l'époque dans un univers glauque et sans espoir, mais constituée d'individus avec une volonté de fer pour survivre à un monde où Dieu semble définitivement bien loin... Ainsi, il s'agit d'un beau tableau d'époque avec ses vagabonds, braconniers, prostituées, paysans, galériens, faussaires, prêtres débauchés, aristocrates puissants et ignorants, marchands malhonnêtes, prévôts cupides et corrompus, tous aussi attachants les uns que les autres qui visiblement éprouvent quelques difficultés à tracer la ligne entre le bien et le mal à une époque censée pourtant être très religieuse, du moins en apparence... 

J'invite le lecteur à lire aussi la suite avec les autres livres de Michel Folco, Un loup est un loup, En avant comme avant et Même le mal se fait bien, qui mettent en scène les membres de la famille de Clovis Tricotin et ses quintuplés dont les aventures sont ponctuées de quelques apparitions de la famille Pibrac qui fait toujours office de bourreau, mais à différentes époques. Ils sont tous excellents!

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