La Rose de Versailles : Lady Oscar
un manga féministe et politique
Lors de mon séjour au Japon, j’ai pris goût à regarder des anime (dessins animés japonais). Il faut dire que c’est une question incontournable que les Japonais vous posent quand ils rencontrent un étranger. Une façon comme une autre de mesurer votre degré d’intégration ou votre intérêt pour la culture japonaise. Rien ne fait plus plaisir à votre interlocuteur lorsque vous partagez avec lui le nom de votre anime favori et si vous lisez des manga (bandes dessinées japonaises), alors c’est encore mieux. Vous obtenez le statut très convoité de fin connaisseur de la culture nipponne.
Pour l’Occidental qui vit au Japon, l’univers des manga et des anime est souvent un retour vers l’enfance (si l’on est assez vieux). Après tout, pendant la fin des années 1970 et le début des années 1980, nous étions submergés d’anime comme Albator, Capitaine Flam, Goldorak, Demetan, Hutchi, le petit prince orphelin et bien d’autres. Autant d’œuvres qui sont toujours célébrées au Japon et qui donnent aux visiteurs étrangers une impression de déjà-vu. C’est dans ce contexte que je n’ai pu résister à visiter une exposition sur le manga La Rose de Versailles, dont l’anime est mieux connue dans la francosphère sous le nom de Lady Oscar. C’est l’histoire du capitaine des gardes, Oscar de Jarjayes, chargé de protéger la reine Marie-Antoinette, qui fut une petite fille à la naissance, mais son père, aristocrate ombrageux et autoritaire, l’a élevé comme un garçon pour la destiner au glorieux métier des armes. À travers ce personnage travesti, on vit à l’heure des intrigues de la cour de Versailles, mais aussi de grands événements qui conduisent à la Révolution française.

Source : Collection personnelle
J’avais vraiment imaginé avec beaucoup de candeur que j’arpenterais les couloirs vides de cette exposition entourée de quelques vieux dinosaures rêvassant avec nostalgie au temps révolu de leur enfance. À ma grande surprise, la salle d’exposition était bondée de grands-mères et de mères, accompagnées de leurs filles et de leurs petites-filles, qui racontaient avec beaucoup d’émotion ce manga qui avait égayé leur jeunesse. De leur côté, les jeunes filles écoutaient leurs aînées avec respect et attention, convaincues de recevoir un témoignage à la valeur inestimable. Je compris à ce moment-là que j’avais affaire à un manga qui n’était pas comme les autres et même à un monument d’histoire. Lors de mon retour en classe, je n’hésitai pas à partager mon expérience et à révéler à mes étudiants que désormais La Rose de Versailles n’avait plus de secret pour moi. Mes étudiants retenaient leur souffle devant le déploiement de tant de connaissances sur la culture populaire nipponne de la part d’un étranger et me souriaient avec beaucoup de fierté, surpris que je sois ainsi au fait des grands classiques manga (en fait, un seul, mais je ne leur ai pas dit pour ne pas perdre le capital de sympathie que je venais de produire). Ils n’imaginaient pas que quand j’étais un enfant j’écoutais religieusement l’anime Lady Oscar, dont le contenu historique m’échappait un peu à l’époque. D’ailleurs, à la fin de la visite de l’exposition, je n’ai pu m’empêcher d’acheter la série complète de Lady Oscar (en japonais) qui me coûta presque 100 $ me rappelant ainsi que résister aux tentations de ce monde ne fait pas partie de mes talents naturels. En revisionnant la télésérie avec cette fois-ci l’œil de l’historien (et non plus celui de l’enfant), je pris conscience de la richesse du contenu historique et que malgré quelques inévitables caricatures, approximations et raccourcis simplistes nécessaires à l’effet dramatique, ce dessin animé avait une réelle portée pédagogique.

La Rose de Versailles fut écrit et dessiné entre 1972 et 1973 par Riyoko Ikeda et l’anime fut porté à l’écran entre 1979 et 1980. L’autrice en fit un classique qui révolutionna les manga shojo qui étaient destinées aux jeunes filles. Auparavant, les manga shojo mettaient en scène des intrigues légères et frivoles avec des personnages hyper féminins et super mignons et exubérants, qui cherchent le grand amour. Riyoko Ikeda, proche du Parti communiste japonais et très influencée par la Nouvelle Gauche des années 1960 et ses idées révolutionnaires, souhaitait présenter un manga avec une trame historique sur la Révolution française. La perspective marxiste est très présente dans La Rose de Versailles puisqu’on y voit comment le peuple graduellement prend conscience de sa condition de classe et des inégalités sociales et se soulève contre l’aristocratie pour briser les chaînes de l’oppression. Toutefois, Riyoko Ikeda essuya plusieurs refus pour publier son manga, car les éditeurs (masculins pour la plupart) considéraient que la Révolution française était un sujet trop politique et trop sérieux pour les jeunes filles plutôt friandes des histoires romantiques.
Riyoko Ikeda

Source : Riyoko Ikeda, tvropes.org
Le succès de La Rose de Versailles ne se démentit jamais. Vendu depuis sa publication à 23 millions d’exemplaires, le manga donna naissance à différentes versions allant des produits promotionnels aux livres pour enfant en passant par un film, un anime, des comédies musicales et des pièces de théâtre. La trame sonore est aussi couramment jouée dans les orchestres symphoniques et l’effigie des personnages est omniprésente dans la publicité et les médias. Mais ce manga révolutionna surtout le genre féminin shojo et une certaine conception de la féminité nipponne en délaissant les histoires sentimentales à l’eau de rose pour favoriser des thèmes plus complexes et politiques avec des personnages aux vertus combattantes qui font preuve d’héroïsme face aux épreuves et influencent le cours des événements par leur volonté et leur détermination. Bref, des superhéros féminins.
La Rose de Versailles est bien un manga féministe grâce au personnage d’Oscar de Jarjayes, une femme qui se travestit en homme. Celle-ci incarne les vertus masculines comme le courage, la bravoure, la détermination et le sens du devoir. Ses actions sont inspirées par l’honneur et un idéal de justice qui la confrontent au pouvoir royal qu’elle est censée servir. À l’opposé, son alter ego, André Grandier, serviteur de la famille Jarjayes, représente les vertus féminines : douceur et discrétion, fidélité, loyauté, dévouement absolu, esprit de sacrifice, caractère modéré qui apaise le tempérament plus impulsif d’Oscar prompt à combattre l’injustice partout où elle se trouve. De plus, la force du récit est de combiner des personnages fictifs et historiques notamment autour d’un triangle amoureux entre la reine Marie-Antoinette tombée sous le charme du courtisan suédois Axel de Fersen (tous deux historiques), dont est aussi éperdument amoureux Oscar. Ce n’est qu’à la fin, lorsque le fidèle André meurt à la suite de ses blessures qu’Oscar pleurant sur sa dépouille se rend compte que c’était l’amour de sa vie.
Oscar de Jarjayes et André Grandier

Source : Oscar and André, fictpedia Wiki
De plus, le récit accorde aux femmes une place prédominante en contraste avec les figures masculines qui occupent plutôt l’arrière-scène. Une figure incontournable demeure la comtesse du Barry, maîtresse du roi Louis XV (personnage historique) qui fait usage de son intelligence machiavélique et de ses charmes sulfureux pour conserver son influence à la cour et écarter du pouvoir la princesse Marie-Antoinette qui n’est pas encore reine, mais épouse de l’héritier du trône, le futur Louis XVI. Oscar en fait une affaire personnelle et défend bec et ongle sa protégée contre les intrigues de la comtesse du Barry. Chassée de la cour à la mort du roi, la comtesse du Barry se confie à Oscar en lui rappelant que dans ce monde d’hommes, les femmes doivent combattre avec leurs propres armes et que finalement toutes deux ont plus en commun qu’elles ne le pensent.
La comtesse du Barry

La Rose de Versailles est une œuvre époustouflante par sa recherche historique. L’historien que je suis ne peut être qu’admiratif devant les personnages historiques qui côtoient les personnages de fiction, ainsi que la reconstitution des événements qui président à la Révolution française. En effet, le récit est un fil continu dans lequel on voit Oscar servir Marie-Antoinette avec dévouement et admiration pour cette jeune reine qui montre beaucoup de courage face aux intrigues implacables de la cour. Toutefois, Oscar commence à douter en observant les mœurs dissolues de la cour, le comportement de plus en plus frivole et dépensier de la reine et surtout l’indifférence de la noblesse à l’égard de la misère du peuple. La Rose de Versailles atteint un crescendo à chaque fois qu’Oscar quitte la cour et est confronté à la réalité sociale du peuple français, à ses souffrances et à sa colère face à un horizon sans espoir. Une réalité sociale qui bouleverse son idéal de justice et l’amènera à prendre les armes avec le peuple pour s’emparer de la Bastille avant de mourir au combat pour la cause de la liberté. Ce réalisme social, notamment les rapports de classe et de pouvoir entre l’aristocratie et le peuple formidablement reconstitué, est une autre force du manga sans doute grâce aux convictions socialistes et progressistes de l’autrice.

Aujourd’hui, l’héritage de La Rose de Versailles est gigantesque et continue d'influencer la société japonaise, ne serait-ce que par le nouveau film d’animation disponible sur Netflix. Il a fait naître dans le cœur des Japonais (et surtout des Japonaises) une passion pour l’histoire française. J’en sais quelque chose, car dans mon cours d’histoire de France un cinquième des étudiants japonais choisissaient de faire une recherche sur Marie-Antoinette au point que j’en faisais une indigestion. Mais cela n’est que le caprice d’un professeur reconnaissant et sachant malgré tout qu’il peut compter en tout temps sur la littérature, la bande dessinée et le cinéma comme d’un précieux auxiliaire pour transmettre la passion de l’histoire à ses étudiants!
