Voyage entre historiens au cœur du Manitoba français
Partie 1 – La vallée de la rivière Rouge
Je dois avouer à ma grande gêne qu’après plus de deux ans passés au Manitoba, je n’avais jamais fait d’excursions à l’extérieur du grand Winnipeg, sauf une fois à Gimli (un voyage qui mériterait aussi une chronique). Cet automne, j’ai décidé de remédier à cette importante lacune en partant dans une expédition d’une journée pour explorer la vallée de la rivière Rouge. Pour remplir cette mission, j’ai recruté nul autre qu’Yves Frenette, détenteur à l’Université de Saint-Boniface de la Chaire de recherche sur les migrations, les circulations et les communautés francophones, pour me servir de guide touristique et historique dans les méandres de cet archipel que constitue le Manitoba rural francophone. Pour ce faire, nous avons adopté l’approche de l’histoire sociale qui consiste à suivre les traces des acteurs du passé pour mieux comprendre leur expérience.


Notre première destination est Saint-Norbert, aujourd’hui une banlieue de Winnipeg avec son fameux marché public où l’on vend des produits du terroir et de l’artisanat local. Si la figure de Louis Riel demeure centrale et incontournable à Saint-Boniface, Saint-Norbert est le royaume du curé Ritchot à qui les habitants des différents villages environnants vouent presque un culte. En effet, tout rappelle sa présence : son église, le nom des rues, les monuments, les murales sur les bâtiments. Il est bien connu pour avoir pris fait et cause pour ses paroissiens métis. Il a été l’un des délégués nommés par le gouvernement provisoire dirigé par Louis Riel pour négocier avec Ottawa la création de la province du Manitoba, mais aussi la reconnaissance des titres de propriété pour les Métis et les garanties confessionnelles et linguistiques au sein du système scolaire. Ce qui est moins connu, c’est qu’il acheta lui-même les lots des Métis, dont un certain nombre partait s’établir plus à l’ouest, pour les distribuer à des Canadiens français.

Source : Collection personnelle
L’un des attraits les plus intéressants des environs est le monastère Notre-Dame-des-Prairies des pères trappistes, invités en 1892 par le curé Ritchot et Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, à s’établir à Saint-Norbert. Le monastère possédait des étables, des écuries, une fromagerie, un rucher, une scierie et une conserverie. Les trappistes fuirent en 1978 l’étalement urbain de Winnipeg et ses banlieues qui menaçait leur vie contemplative puis en 1983 le monastère brûla. Aujourd’hui, il ne reste que des ruines qui attirent les futurs mariés qui souhaitent immortaliser leur union par une photographie devant ce vénérable bâtiment patrimonial. Ce lieu abandonné, mais tout de même fréquenté par les curieux, témoigne que le clergé n’avait pas qu’une mission religieuse. Il jouait aussi un rôle de promoteur économique et social dans le développement de la région. Le presbytère, quant à lui, est bien préservé et la terrasse est ouverte au public pour des événements spéciaux ou des réceptions.

Source : Collection personnelle
L’étape suivante révèle la diversité sociale et culturelle du peuplement francophone dans les Prairies. La crainte de la minorisation des francophones face à une immigration anglophone amène le clergé catholique – et canadien-français – à vouloir occuper le territoire, tout particulièrement dans les zones où les franco-catholiques sont déjà présents. C’est ainsi que le clergé canadien-français invita en 1876 des Franco-Américains exilés en Nouvelle-Angleterre à refaire leur vie dans le village de Saint-Jean-Baptiste habité par quelques familles métisses qui furent chargées d’accueillir les migrants et les familiariser avec leur nouveau milieu. Une statue trône au milieu du village qui représente un vieillard métis apprenant la lecture à un enfant canadien-français. La statue célèbre la rencontre des Métis et des Canadiens français dans ce village, mais est peut-être plus empreinte de symbolisme que de réalité. Car comme le rappelle le professeur Frenette, les relations entre les deux groupes n’ont pas toujours été harmonieuses et ont suscité parfois des tensions ou des malentendus.

Source : Collection personnelle
En marchant sur le bord de l’autoroute, je cherchais désespérément le soleil pour prendre une photo de l’immensité des Prairies qui se découvrait à mes pieds. Je ne pouvais m’empêcher de penser au courage de tous ces francophones du Québec, des États-Unis, de France, de Suisse ou de Belgique qui partirent de très loin pour plonger dans l’inconnu. Pour la plupart, le jeu en valait la chandelle et l’aisance, sinon la prospérité, fut au rendez-vous après les premières années. Ce faisant, ils ont assuré une présence francophone dans la province qui a survécu à l’épreuve du temps. Certes, ce n’était pas le glorieux projet national rêvé par les élites du Canada français à la fin du 19e siècle d’un Manitoba entièrement français et catholique, mais à défaut de réaliser l’utopie des apôtres de la Survivance, cette présence franco-manitobaine a laissé son empreinte dans la région en marquant l’histoire et en façonnant le territoire. Elle nous rappelle aussi que l’expérience francophone en Amérique est faite de rêves, d’espoirs, de ténacité, mais aussi d’une grande fragilité.

Source : Collection personnelle



