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Un dimanche après-midi... (suite et fin)

C’est l’automne. Les arbres qui, dans ma langue maternelle, sont féminins, se font belles, se parent de couleurs époustouflantes : jaune, orange, beige, rouge, violet, vert, brun, selon l’espèce. Elles se laissent dénuder par les vents que l’amant cruel, l’hiver, leur envoie. Il arrive dès qu’elles sont complètement nues. J’ai vu ça l’année passée.

Il pleut fréquemment et le ciel est souvent nuageux. Il n’est pas gris. Il n’est pas triste. Les nuages sont là comme partout dans l’hémisphère nord en cette saison, mais le soleil arrive toujours à avoir le dernier mot dans cette province connue pour son ciel ensoleillé. Selon les résultats de recherche extrêmement rapides de l’IA sur la question (eh oui, je lui fais confiance à présent! Notre éditrice nous prépare une nouvelle chronique qui parle d’intelligence artificielle et nous encourage à l’utiliser intelligemment et à en profiter; je n’en ai plus « peur » maintenant!!), le Manitoba compte en

moyenne environ 318 jours d’ensoleillement par an. La ville de Winnipeg est d’ailleurs la deuxième ville la plus ensoleillée du Canada en termes d’heures, avec environ 2 353 heures par an.​​

 

Dans les rues, une odeur d’humus monte de la terre. Elle est due entre autres au sol mouillé, aux amas de feuilles mortes qui y pourrissent; elle est parfois mêlée à de l’ammoniac que les nombreux chiens qui rôdent, promenés par leurs propriétaires, laissent partout pour marquer leurs territoires.

Il n’y a pas de bruit. On n’entend que les cris des corbeaux. La sève descend et les arbres se préparent au repos végétatif, lâchant leurs feuilles et laissant les nutriments aux racines. Les écureuils semblent faire leurs dernières provisions. L’ambiance est calme, propice à la méditation.

L’automne est une saison qui donne de la beauté à la mort!

Erin aime marcher sur les feuilles mortes et écouter leur crissement. Elle aime faire ça en pensant à son arrière-grand-mère, la Sœur Grise, dont les livres disent qu’elle aimait « piétiner la mort pour se sentir vivante ».

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C’est donc en diagonale qu’elle traversa le parc Provencher, cette fois-ci, pour aller retrouver sur leur banc son ami Nabil, l’homme qui habitait ses pensées et qui réussit, à force de belles paroles et de gestes nobles, à trouver la clé pour entrer dans son cœur — et à apprivoiser l’écureuil qu’elle trouva justement dans ses bras, savourant son délice et les caresses du jeune homme sur son museau.

Ce fut leur huitième rendez-vous.

Ils semblaient tous deux heureux de la voir!

Elle aussi. Son air sérieux se dissipa et son sourire s’élargit à mesure qu’elle s’approcha. Normal : elle s’apprêtait à passer deux heures en compagnie de ce jeune homme pudique, logique, qui avait la tête sur les épaules — et quelque peu exotique —, qui lui faisait découvrir des cultures et des parties du monde, et d’elle-même, qu’elle ne connaissait pas!

Elle en faisait de même pour lui.

​​Leurs rencontres étaient celles de deux authenticités, de deux civilisations qui se découvraient, s’interrogeaient, s’admiraient — sans jamais se prévaloir l’une de l’autre.

Lorsqu’ils étaient ensemble sur ce banc, même leurs silences étaient beaux, tant leurs âmes communiquaient. Ils n’avaient pas pensé à un rendez-vous ailleurs : leur rencontre hebdomadaire les comblait tous les deux, sous la bénédiction de la divinité locale (l’écureuil s’entend). L’amour sincère se renforce avec la distance : il laisse du temps au retour sur soi, à l’autocritique, aux émotions qui grandissent et à l’imagination.

Leurs rencontres étaient également joviales; Nabil aimait l’être pour ne pas ennuyer et pour ne pas brusquer les choses.

Elle s’assit donc, prit de son sac son sachet d’offrandes (!!) et dit :

​​— Tu as lu ce que je t’ai donné?
— Il fallait le chercher. Je n’ai pas de Bible chez moi. Oui, je l’ai lu, je l’ai même écrit.

 

Il sortit une feuille de sa poche.
C’étaient les versets 1 à 8 du chapitre 13 des Corinthiens.
— Je te les lis, si tu veux.
— Oui, s’il te plaît!

 

Et il commença : 

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Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit.


Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien.


Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien.

L’amour est patient, il est plein de bonté; l’amour n’est point envieux; l’amour ne se vante point, il ne s’enfle point d’orgueil.


Il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche point son intérêt, il ne s’irrite point, il ne soupçonne point le mal.
Il ne se réjouit point de l’injustice, mais il se réjouit de la vérité.


Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout...

Sa main tenant la feuille tremblait et sa voix douce, qui résonnait comme celle d’un ange venu répandre la bonne parole, arracha des larmes à Erin.
— Magnifique. Je n’ai jamais lu quelque chose d’aussi doux, murmura-t-il.

 

Un silence s’ensuivit.

 

Une fille en tenue légère et au corps tatoué jusqu’aux cheveux passa. Nabil ne la regarda pas!
— Tu penses quoi des tatouages? fit Erin, comme pour retrouver la jovialité.
— Avant, je n’aimais pas. Mais quand je suis arrivé ici et que j’ai commencé à interroger les tatoués sur le pourquoi et le sens de leurs tatouages, j’ai découvert une pratique qui m’était inconnue et qui incarne une réflexion profonde et une spiritualité puissante. Ceci dit, tu ne me verras jamais me faire tatouer.
— Pourquoi?
— Hey! Tu as déjà vu une Lamborghini avec des autocollants?
— Elle n’est pas de toi, celle-là.
— Quoi?
— Elle est de Franck Dubosc, j’ai vu le spectacle.
Ils éclatèrent de rire.

 

Une famille pauvre passa : un homme, une femme et leur enfant, chétifs, mal vêtus, demandant l’aumône à un passant.
— Les pauvres! Ils doivent vivre d’amour et d’eau fraîche, dit Erin.
— C’est tout ce qu’il faut, n’est-ce pas?
— Vas-y, explique, je ne te suis pas, là.
— Ils vivent d’eau fraîche et de l’amour que la femme voue à sa famille, amour qu’elle met dans la préparation de ses mets — et qui seront ainsi très bons, même s’ils sont pauvres en ingrédients.
— Waw! Je ne l’avais jamais vu sous cet angle.
— Elle n’est pas de moi, celle-là non plus. Je l’ai découverte dans un des livres de Djamel Laceb*. On a demandé à Grand Corps Malade à partir de combien il croyait qu’on était riche. Tu sais ce qu’il a répondu?
— À partir d’une femme et d’un enfant. Je l’ai vu.
— Cet homme est, pour ainsi dire, riche. Il est en tout cas plus riche que moi à cet instant!

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C’est à partir de cette phrase que les choses sérieuses — et les discussions sérieuses — commencèrent vraiment et conduisirent Erin, en robe blanche immaculée et couronne sur la tête, et Nabil, costume noir et barbe superbement taillée (par le coiffeur colombien de son quartier, qui travaille au noir — mais que ça reste entre nous!), devant la cathédrale de Saint-Boniface, entourés de leurs familles, pour célébrer une union pas comme les autres : une union qui incarne l’espoir d’un monde nouveau, où l’amour servira de pont entre les peuples, régnera seul parmi les hommes et dictera les relations entre eux.

L’écureuil était là. Ils le voyaient, sur la tombe de Louis Riel, une noisette entre les pattes avant…

* Natif de Souk-Ahras, dans l’est algérien, Djamel Laceb exerce en tant qu’inspecteur d’administration au sein de l’Éducation nationale. Conférencier hors pair, figure engagée dans la promotion de la langue et de la culture amazighes, il s’est illustré par plusieurs contributions remarquables. Cet homme incarne, à mes yeux, l’amazighité dans tout ce qu’elle a de plus authentique, de plus noble, de plus pur.
 

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