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Cécile s’inquiète

Au début, Pierre venait souvent chez Cécile, mais quand elle a cessé de servir de la boisson, ses visites se sont faites de plus en plus rares. Au début, il venait sans qu’elle l’appelle, mais depuis qu’elle ne lui offrait plus à boire, si elle ne l’invitait pas, elle ne le voyait pas. Comme elle travaillait de chez elle et ne prenait l’ascenseur que quand elle était avec Odile ou qu’elle avait trop de choses à porter − ce qui était rare −, elle avait peu d’occasions de croiser son voisin de l’autre extrémité du couloir en U et qui préférait l’ascenseur à l’escalier.


Elle lui avait envoyé des textos, téléphoné même. Inquiète, elle alla frapper à sa porte. Toujours pas de réponse. Elle descendit au sous-sol pour vérifier si sa voiture se trouvait dans le stationnement. Elle y était. Elle retourna à sa porte. Cette fois, elle remarqua une odeur. Elle frappa de nouveau à sa porte et appela.

 

  Pierre! Pierre! C’est Cécile. Es-tu là?

Elle entendit un grognement. Puis plus rien.

 

  Pierre! Je m’inquiète. Ça va?


Pierre grogna un peu plus fort.

 

  Qu’est-ce que ça sent? demanda-t-elle.


Pierre ouvrit enfin sa porte. Il avait l’air d’un ours à sa sortie d’hibernation, mais il ne grognait plus.

 

–   Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il d’un ton légèrement irrité.
–   Je m’inquiète. Ça fait des jours que t’es pas venu. Tu réponds pas à mes messages ni à mes appels. Et c’est quoi cette odeur? demanda Cécile.
  Ça ne vient pas d’ici, répondit Pierre.


En effet, chez Pierre, ça sentait le renfermé, mais pas ça. Cécile se retourna pour tenter de déterminer la provenance de la puanteur. 

 

  On dirait que ça vient de chez Émérentienne.


Cécile se dirigea vers la porte de la voisine de Pierre, mémère ancienne, que les mauvaises langues s’amusaient à l’appeler. Elle était vieille, curieuse et bavarde. Elle émettait des commentaires sur tout et comparait systématiquement tout ce qui se passait à ce qui s’était passé autrefois... « Dans mon temps… ». Cécile frappa à la porte d’Émérentienne, puis attendit. Au bout de quelques minutes, elle frappa de nouveau.

 

  Émérentienne! Êtes-vous là?


Question idiote puisque la vieille ne quittait jamais son appartement. On l’y avait installée à la mort de sa fille et elle n’en était jamais sortie. On ne lui connaissait aucune famille, aucun ami. Jamais personne ne la visitait.

 

–   C’est pas normal, dit-elle en se tournant vers Pierre.
  Tu veux que j’appelle la sécurité? offrit-il.


Cécile acquiesça de la tête.

 

  Viens. On va l’attendre ici, ajouta Pierre.


Deux minutes plus tard, l’agent de sécurité arrivait, trousseau de clés en main. Il frappa à la porte d’Émérentienne une première fois, puis une deuxième, puis inséra son passe-partout dans le trou de la serrure. L’odeur les assaillit. Ne voyant pas la vieille au salon, ils se dirigèrent vers sa chambre. Émérentienne était affalée au côté de son lit. Elle avait sali sa culotte, plusieurs fois. L’agent porta sa main à l’épaule de la vieille, puis sortit son téléphone et composa le 911.


Vingt minutes plus tard, les pompiers arrivaient, suivis de près par les ambulanciers qui déposèrent la vieille sur une civière et la transportèrent à l’hôpital. Cécile s'offrit pour nettoyer le parquet souillé. Pierre était rentré chez lui. L’agent la remercia et lui demanda de verrouiller la porte avant de partir.


Cécile ouvrit la fenêtre de la chambre, alla chercher des serviettes jetables et se mit à la tâche. Elle trouva un sac de voyage dans le garde-robe et y plaça une robe et des sous-vêtements propres. Elle irait les lui porter plus tard dans la journée.

 

  Combien de temps a-t-elle passé sur ce plancher dur et froid? Pourquoi n’a-t-elle pas de bouton d’alerte? se demanda-t-elle. Une femme de cet âge… Toujours seule… se dit-elle.


Elle se promit de la visiter régulièrement, chez elle ou à l’hôpital. Émérentienne n’était pas venue à la fête que Cécile avait organisée peu après son arrivée. Cécile n’avait pas fait d’effort supplémentaire pour la connaître. Elle le regrettait à présent. Maintenant qu’elle s’était liée d’amitié avec Odile et que Pierre s’était mis à la fréquenter, elle ne ressentait pas le besoin d’élargir son cercle d’amis. Les deux qu’elle avait occupaient déjà une bonne partie de son temps libre.

 

  Foutaises. Il me reste plein de temps. Bien suffisamment pour me préoccuper des autres, se dit-elle avec mépris.


Cécile s’en voulait d’avoir été aussi peu attentive. Elle qui avait tant aidé par le passé… Elle empoigna le sac de la vieille et rentra chez elle. Elle se prépara un café et appela l’urgence de l’hôpital où l’on avait conduit Émérentienne pour prendre des nouvelles de sa future amie. On lui dit d’appeler plus tard.


Cécile envoya un texto à Odile.

 

–   As-tu deux minutes? Il s’est passé quelque chose d’horrible dont je préférerais te parler en personne.
–   Mon aide part dans une demi-heure. Tu peux venir après.
–   OK. Je t’apporte de la soupe?
–   …
–   Je vais t’aider à la manger.
  OK. Merci. À plus.

  👍

***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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