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Cécile et Odile se mobilisent

Cécile, Odile et Pierre s’approchèrent d’Émérentienne. On l’avait lourdement maquillée et vêtue de la robe que Cécile lui avait apportée à l’hôpital, le lendemain de la chute fatale.

  C’est la première fois que j’assiste à des funérailles avec le cercueil ouvert, chuchota Cécile. Mes parents ont été incinérés avant d’être enterrés.
  Moi aussi, répondit Odile.

Pierre ne dit rien. Il respirait à peine. Il avait beaucoup hésité à se joindre à ses voisines. Le décès d’Émérentienne l’avait fait sombrer encore plus profondément dans la dépression. Il avait dû se faire violence pour pouvoir venir, craignant de se sentir encore plus coupable autrement.

La salle de recueillement était vide. Le neveu de la morte les avait accueillis à la porte.

  Merci d’être venus, qu’il leur avait dit.

Ils l’avaient regardé sans rien dire. Dans leurs visages, il n’avait pas lu le regret mais une grande tristesse. Comment pouvait-il savoir la place qu’ils occupaient dans la vie de sa grand-tante, lui qui la visitait presque aussi rarement qu’eux.

La vieille avait organisé ses funérailles à la mort de sa fille. Le directeur du salon lui avait offert une réduction.

  Si vous voulez, on peut planifier vos funérailles à vous maintenant. Ça va être fait. Vous aurez pas besoin de vous inquiéter qu’on fasse pas comme vous voulez. En vous y prenant à l’avance, vous allez économiser. Les prix arrêtent pas d’augmenter. Le bois est de plus en plus cher. Et la main-d’œuvre…

Elle n’avait pas été difficile à convaincre. Une partie d’elle était déjà six pieds sous terre, avec sa fille. Elle allait devoir attendre douze ans avant d’aller la rejoindre complètement.

Deux autres personnes s’étaient ajoutées au groupuscule : le concierge de l’immeuble et sa femme. Juste avant le début de la cérémonie, le neveu est venu s’asseoir dans la première rangée, l’air triste mais le cœur léger. Enfin, il était libéré du poids des visites, d’avoir à l’entendre se plaindre discrètement et à se faire poser toujours les mêmes questions.

  Il a quel âge déjà ton petit?
  Il a trente ans.
  Trente ans. Ça grandit vite, hein?
  Trop.
  Et ton petit-fils, il a quel âge déjà?
  C’est une fille. Elle a six ans.
  Six ans. Il est en quelle année?
  Elle est en première année.
  En première année. Ça grandit vite, hein?
  Trop.
  Ah, ici, i’ s’passe pas grand-chose. J’sors pas beaucoup.
  Vous devriez profiter du beau temps. L’hiver a été tellement long.
  J’connais parsonne. Pis j’ai tout’ c’qu’i’ m’faut ici d’dans.

Le téléviseur hurlait dans le salon.

  Vous mangez pas?
  Bah, j’ai pas bin faim. J’me suis fait’ une ‘tite toast tantôt.
  Je vais mettre votre soupe au frigo. Vous vous la réchaufferez pour souper.
  C’est ça. Il a quel âge déjà ton petit?
  Trente ans.
  Trente ans. Ça grandit vite, hein?
  Trop.
  Icitte i’ s’passe pas grand-chose. Je r’garde ma TV. J’sors pas souvent. J’connais parsonne.

Sur une table de la salle d’à côté, on avait placé des plateaux de sandwichs colorés aux œufs et au jambon haché et une assiette de crudités. Un gros percolateur attendait les convives qu’on avait de toute évidence espéré plus nombreux, et des cannettes de Seven-Up et de Pepsi refroidissaient dans un bol de glaçons. Cécile, à qui l’on avait enseigné très tôt à éviter le gaspillage alimentaire, se servit abondamment. Odile, qui n’osait pas s’imposer, refusa qu’on lui prépare une assiette. Pierre se déboucha un Pepsi.

Le concierge et sa femme ne pouvaient pas rester, la gardienne coûtait la peau des fesses. Cécile leur suggéra de préparer une assiette pour leurs enfants.

  Sinon, ça va se perdre. Ça reste pas bon longtemps des œufs dans la mayonnaise, qu’elle leur avait expliqué.
  La femme ne se fit pas prier. Elle n’aurait pas à préparer à souper. Et ça les changerait du baloné.

Cécile fourra une moitié de sandwich dans la bouche d’Odile et se mit à parler.

  Pensez-vous qu’il y en a beaucoup, des personnes seules dans notre immeuble?
  Je pense pas, non, répondit Odile, la bouche à moitié pleine, mais dans celui d’à côté, c’est presque rien que ça.

Odile alla se chercher un café.

  On devrait peut-être s’informer, proposa-t-elle en se rassoyant.
  Comment tu penses faire ça? lui demanda Odile.
  Je sais pas trop.

Elle finit son sandwich en triangle, servit une autre bouchée à Odile, puis prit une gorgée de café. Son regard était posé sur le visage d’Odile, mais ses pensées étaient ailleurs.

  On pourrait peut-être distribuer des invitations. Offrir un service de dames de compagnie.
  Et d’hommes, ajouta Odile en regardant Pierre, qui regardait ailleurs.
  Éventuellement… Peut-être, répondit Odile qui doutait de la capacité de Pierre à se préoccuper de qui que ce soit d’autre dans son état actuel.
  Penses-tu qu’ils ont un babillard dans l’immeuble d’à côté? demanda Odile.
  Faudrait voir, répondit Cécile. Elle fouilla dans sa sacoche d’où elle sortit un stylo. Elle prit une serviette et se mit à écrire. 

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***

Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?

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