Le retour de la vie
– Papa regarde, il y a de l’herbe!
– De l’herbe? Où ça? Tu rêves?
Mon garçon de sept ans me montra du doigt une lointaine partie du trottoir. Effectivement, point de neige à cet endroit, et l’herbe reparut! Cet instant, vécu à 8h17 du matin, en cette moitié du mois de mars 2025, représente pour moi l’incarnation de l’équinoxe du printemps!
Cela m’a ouvert les yeux, j’ai regardé autour de moi et j’ai vu, comme une révélation, la vie reprendre, timidement. Je ne l’avais pas remarqué avant cet instant. C’est fou comme la routine et les choses banales du quotidien nous empêchent parfois de voir les miracles qui se produisent sous notre nez!
Sous mes pieds, j’ai constaté que l’eau coulait, enfin, elle qui ne faisait que geler jusque-là, rendant les trottoirs parfois impraticables et obligeant les gens à marcher sur la route!
Que ceux qui n’ont jamais glissé sur un trottoir glacé ne viennent pas me donner des leçons sur la gestion de la douleur! On ne comprend pas comment on arrive à terre aussi rapidement, aussi brusquement, tout nous lâche, excepté nos mains qui se tendent de façon innée comme pour caresser le sol et le supplier d’être clément! Mains qui finissent d’ailleurs écorchées, sanglantes parfois, et même fracturées dans certains cas! La glace est cruelle et n’a cure de l’identité du trébuché, de son rang social, ni de ce qu’il fait pour vivre! Vous imaginez un chirurgien qui glisse, les mains en premier? C’est son fonds de commerce qui est en jeu!
J’ai passé les jours suivants à guetter les signes du printemps et du retour à la vie. Ou plutôt du retour de la vie. C’était très rapide. Tellement rapide qu’on dirait que le soleil disait à l’hiver et au froid : « Allez, on arrête de jouer, les Manitobains vous ont assez vus comme ça, prenez votre voile blanc, votre ciel gris, vos frissons, vos engourdissements et vos gels et rentrez chez vous; quatre mois barakat (assez en arabe algérien)! ». Tout est ainsi vite mis en œuvre par Dame Nature pour redémarrer les mécanismes, chauffer la terre, les gîtes et les terriers, et permettre à la sève de monter, et aux animaux de sortir.
Je n’ai pas vu un seul lièvre dehors durant tout l’hiver. Les écureuils, si!
Un soir, alors que j’étais plongé dans une lecture, une douce musique à bas volume diffusée par la radio, un bruit extérieur parvint à mes oreilles, ce qui m’étonna, car les systèmes d’isolation sont tels qu’on n’entend jamais rien dehors, sauf si c’est vraiment un grand bruit.
C’en fut un! J’ouvris la fenêtre, et je vous le donne en mille; c’était deux chats qui se battaient dans un feulement assourdissant! Et à une heure tardive. Je n’avais pas vu l’ombre d’un chat dehors, de jour comme de nuit, depuis novembre! Je réveillai la bourgeoise pour lui signifier que je me sentais dans mon village en Kabylie. C’est vrai que là-bas, les chats sont tellement nombreux dans les quartiers qu’ils font partie de notre vie et que la routine de ces choses banales du quotidien nous empêche parfois de voir ces miracles qui se produisent sous notre nez!
Vous voyez comme les choses de la vie sont magnifiques quand on leur prête attention?
Mes ancêtres m’ont appris à regarder avec le cœur, et non uniquement avec les yeux. J’essaye de rester fidèle à cet enseignement.
Partout où je passe, quand je suis à proximité d’une plante, je ressens le mouvement de la sève qui monte et qui descend, je vois la vie qui s'exprime par tous ces bourgeons, qui ne sont d'abord que des « yeux » et qui finissent par « éclore » (c'est peut-être le terme, c’est en tout cas la traduction littérale de l’appellation qu’on leur donne chez moi), pour offrir à la vue un tableau à couper le souffle, et à l'esprit une source intarissable d'espoir : Aussi dur soit l’hiver, le printemps le suit toujours, et aussi longue soit la nuit, l’aube finit par lui succéder.
Je ne sais pas ce que je ressens exactement en me mettant à cette époque de l’année à côté des arbres et des arbrisseaux, mais il y a une présence! Je ressens exactement la même chose devant un cours d'eau. C’est la vie. La vie dans toute son incarnation. « La vie est mouvement », dit Jack London dans Croc-Blanc.
Ayant vécu mon premier hiver au Manitoba, je sais que je verrai d’un œil différent l’arbre à côté de chez moi une fois ses feuilles retrouvées. J’aurai pour lui un regard de compréhension, un regard d’admiration, un regard d’amitié! Nous avons partagé les (-35 °C), nous avons subi ensemble les vents qui annonçaient les tempêtes, je le sentais me suivre du regard le matin quand je partais, et me saluer de loin en me voyant arriver le soir. Je sais que sa beauté printanière sera bien méritée; il a beaucoup travaillé!
Lounis Aït Menguellet, l’un des poètes les plus connus et admirés en Kabylie, dit dans une de ses merveilles :
« L’arbre fleuri au printemps
A d’abord subi l’hiver
Tu ne connaîtras la paix
Que quand les autres auront peiné »
Puissent les jours heureux succéder vite aux périodes difficiles que subissent les amis(es) lecteurs(trices).
Trêve de sermons.
Célébrons la vie en l’édulcorant des gloires du passé.
Célébrons le printemps en parlant de l’hiver!
Notre premier hiver.

Pas aussi terrible que le prétendaient les anciens, je dois vous l’avouer. En même temps je me dis que tous ces avertissements m’ont poussé à bien me préparer, à ne pas lésiner sur les vêtements, d’autant plus que, dans sa grande Miséricorde, Dieu a créé le Vendredi fou (qui s’est étalé sur plusieurs semaines!) pour nous permettre de vêtir toute la famille pour pas cher. Que les futurs nouveaux arrivants ne ratent pas cette occasion; jusqu’à -80 % sur des vestes (-40 °C) qui sont si solides, si belles, si bien faites qu’on les mettra durant au moins dix ans! Ah le bon investissement!

Pas aussi terribles, disais-je parce que nous l‘avons affronté! Depuis les premières neiges. Nous ne sommes pas restés une seule journée entière à la maison, et nous n’avons jamais annulé un événement ou un déplacement parce qu’il « fait froid dehors »!
Je n’avais pas encore de voiture!
« N’ayez pas peur » disait le 22 octobre 1978, Jean-Paul II qui débutait son ministère en prononçant cette exclamation inoubliable.
Quand on a peur, on n’avance pas, on perd l’équilibre (selon la phrase d’Einstein), on recule, et on disparaît…
Qu’en avons-nous tiré?
Une solidité, une acclimatation, une intégration!
Quand on vaque à ses occupations et qu’on sort sans hésitation alors qu’il fait -36°C, les jours à -10°C on sort peu vêtu, et on étouffe lorsque la température dépasse 0°!

Bon, il est vrai que toutes les maisons, les bâtiments, les moyens de transport sont chauffés. La tendance est au « rester chez soi » et au « stay warm » (un conseil que me donnent tous les jours les Manitobains que je croise), mais l’esprit mène des batailles quotidiennes contre le corps et ressent de la gloire quand il en gagne!
J’aime marcher sous la neige, sur de longues distances. Elle tombe en petits flocons de façon aléatoire et silencieuse! Je trouve dans ce contraste quelque chose de très poétique (on dirait le mouvement de milliers de petites plumes qui tombent, en vacillant, nonchalantes!) et j’aime me retrouver au milieu de ce miracle qui advient sous le nez de tout le monde (encore un!).
Je dois vous avouer que j’adorais les jours de repos où je m’asseyais sur mon fauteuil près de la fenêtre, à observer la neige tomber dehors, en dégustant mon bon plat de couscous fumant garni d’une bonne part de viande sautée de mouton achetée chez le Soudanais de la rue Marion, et en écoutant en boucle ce que j’ai baptisé « la chanson de la neige » :
Oh the weather outside is frightful
Oh le temps est épouvantable dehors
But the fire is so delightful
Mais le feu est si chaleureux
And since we've no place to go
Et puisque nous n’avons nulle part où aller
Let it snow, let it show, let it snow
La neige peut bien tomber, la neige peut bien tomber
Oui, vous avez la poutine, certains ont la vodka et ses cocktails, nous on a le couscous et quelques autres plats consistants. Tous très bien assaisonnés à l’huile d’olive. Nos hivers d’avant étaient très durs et mes ancêtres ont développé leurs astuces pour y faire face. Maintenant avec les changements climatiques et les avancées spectaculaires du Sahara vers le Nord, les hivers sont plus cléments, beaucoup plus cléments, beaucoup trop cléments, disent les anciens qui voient d’un mauvais œil ces changements.


L’intelligence de l’homme fait qu’il s’adapte à ses conditions de vie et qu’il apprivoise la nature. Il crée la vie et l’animation en fonction de ce qu’elle ordonne. Ce n’est pas un hasard si le hockey sur glace est le sport national ici. La ville de Winnipeg nous donne accès à des arénas pour faire du patinage libre, et apprendre à nos enfants le sport national. Mon garçon aime bien, joue bien, et je le vois intégrer les Jets de Winnipeg d’ici quelques années. Et puis nous avons pris l’habitude d’aller tous les week-ends à la plus libre et à la plus longue des pistes de patinage : La Fourche!
Encore elle, hiver donc comme été!
On a fait plusieurs fois le tour du parc en patinant, on l’a même fait sur… la rivière Rouge, complètement gelée!
On s’en est donc bien sorti, l’hiver est fini et ne nous a laissé que de bons souvenirs, une formation réussie en patinage, une peau ferme et blanche, une immunité renforcée et beaucoup de nouveaux amis…
N’ayez pas peur!
P.-S. - Vous avez remarqué que je parle de nous et non point de je? C’est bien connu les amis, quand on se marie, on se met à je-nous!
Bon et heureux printemps à toutes et à tous.
À la prochaine…
