Deux continents, une même brûlure
Assise sur une brique devant sa maison, ou plutôt ce qu’il en restait — les murs en béton noircis, le toit effondré, les portes et les fenêtres ayant disparu —, elle avait les bras et les avant-bras complètement bandés, et l’on pouvait voir la Biafine¹ qui en débordait. Le pansement avait visiblement été bricolé à la hâte, vu le nombre très important de brûlés, par un des infirmiers bénévoles qui affluaient dans la région depuis la fin des incendies.
La vieille femme avait le regard perdu. Elle semblait fixer un horizon insondable et ne faisait pas cas des centaines de personnes qui passaient par là, et qui regardaient tantôt elle, tantôt ce qui restait de sa maison, ou celles des voisins, dans ce village haut perché sur les majestueuses montagnes de Kabylie.
Je descendis du fourgon, m’approchai d’elle.
— Comment pouvons-nous t’aider, mère? Qu’est-ce qui te manque? lui demandai-je.
— Passez votre chemin, me répondit-elle sans me regarder.
— Mais…
— Passez votre chemin, je vous ai dit.
Elle dit cela en étouffant un sanglot. Je vis ses yeux dignes briller. Je ne voulais pas insister.
Je fis signe aux amis d’approvisionner la vieille et d’équiper sa maison avec ce qu’on avait apporté. J’étais en effet à la tête d’une caravane d’aide humanitaire envoyée par mon village, composée d’une dizaine de véhicules venus apporter aide et réconfort aux victimes des incendies qui venaient de ravager la région.

Je me suis senti si petit et si ridicule devant la vieille. Moi, le « tout-puissant », l’homme sain et sauf, bien entouré, qui avait des biens matériels et de la nourriture, mis plus bas que terre par une femme qui n’avait plus rien, absolument rien, même pas un toit; qui avait vu son fils, sa bru et trois de ses petits-enfants périr dans les flammes. J’étais Alexandre, et elle, Diogène de Sinope!
Cela s’est passé à la mi-août 2021. Et ce jour-là, je vis et vécus l’apocalypse. Il se trouve que j’étais en déplacement avec un groupe d’amis vers la haute montagne, mais les nouvelles du feu nous ont figés dans les plaines, et nous n’avions pas osé nous approcher. La fumée était si dense dans le ciel qu’elle cachait complètement le soleil, et les lampadaires de l’éclairage public étaient allumés à midi!
Si l'on n’est pas brûlé par le feu, on est noirci par la fumée.
Et puis ce vent, chaud et fort, qui nous montrait la face grise des feuilles vertes des arbres, ajoutant de l’amertume au marron et au noir qui dominaient le ciel.
En fuyant à contresens du feu, je me suis rappelé les paroles de Lounis Aït Menguellet, qui disait, des décennies plus tôt :
Ils firent que le soleil se désorienta
Le soleil ne savait plus où se coucher
Lorsque nous revînmes sur les lieux, solidaires, deux jours plus tard, c’était macabre. Le noir dominait un paysage jadis souvent vert (les avancées spectaculaires du Sahara ne pouvant atteindre les hautes montagnes!), aussi loin que s’étendît le regard vers les quatre points cardinaux. Les troncs d’arbres fumaient, les toits des maisons aussi, les voitures brûlées également. L’odeur était épouvantable, et la tristesse et l’amertume se lisaient sur tous les visages : la mort rôdait et la vie cédait la place aux ténèbres, ce qui se remarquait particulièrement la nuit. Imaginez des nuits silencieuses, sans les cris d’animaux qui les animaient…
IMAGES DE RUINES ET DÉVASTATION EN KABYLIE
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Tous sont morts, ou ont fui.
La vie nocturne n’est plus.
Horrible.
Ces souvenirs me taraudent depuis le début des incendies au Manitoba. Je connais — pour les avoir vécus, avec l’âme sensible d’un pharmacien qui s’initie à l’humanisme (et qui, de surcroît, se trouve expatrié) — la peur pour sa vie et celle des siens, les déménagements à la hâte, les déplacements forcés, la course effrénée lorsque la fumée étouffe, les larmes : pour soi, pour sa maison, sa terre, son jardin, ses animaux domestiques, pour le fait de quitter son foyer sans savoir ce qu’il en adviendra, ni si l’on y reviendra un jour…
Pour avoir donc vécu tout cela, je compatis profondément à la douleur et au malheur des habitants de Flin Flon et de ses environs. J’ai suivi au jour le jour l’évolution de la situation et la progression des évacuations. J’admire les efforts et les moyens que la province et le gouvernement fédéral ont mis en œuvre pour juguler la catastrophe et prendre en charge les victimes.
J’ai également aimé l’appel à la solidarité nationale lancé. C’est, en effet, la solidarité qui nous a sauvés, en Kabylie!
Dès le lendemain du premier incendie, lorsque les images des horreurs commencèrent à pulluler sur les réseaux sociaux, tout le peuple algérien s’est levé spontanément comme un seul homme, s’est mobilisé, et s’est organisé pour envoyer des caravanes d’aide vers la région sinistrée. On apportait de tout : nourriture, vêtements, matelas, couvertures, médicaments, matériaux de construction… On a même pensé aux bottes de foin pour les animaux!
Je me souviens de la mobilisation dans mon propre village; l’on sillonnait les quartiers et l’on collectait ce que les gens voulaient bien donner.

C’était époustouflant!
Je n’oublierai jamais le geste de Bahi, un villageois qui n’avait pas un sou, pas de travail; un homme qui ne savait pas s’il allait souper le jour où il avait dîné! Il était venu me voir dans ma voiture :
— Je peux te demander un service?
— Oui, tout ce que je peux.
— Tu peux me prêter un billet de 500 dinars?
— Tu vas acheter de quoi souper?
— Non, je veux le donner aux jeunes qui collectent. Comme ça, j’aurai fait ma contribution!
Héroïque. Le second Diogène de mon récit, n’est-ce pas?
Des médecins, des psychologues et des infirmiers avaient également fait le déplacement depuis les quatre coins du pays pour soigner les centaines de blessés et les prendre en charge.
Je me disais à l’époque, lorsqu’on croisait les centaines de caravanes en route, que finalement « à quelque chose malheur est bon » : nous avions perdu quelques villages, mais nous avions gagné un peuple! Cela faisait belle lurette qu’une telle fraternité ne s’était manifestée. Mais finalement, face aux catastrophes, face aux aléas de la vie, on n’est pas seuls, on peut compter sur nos concitoyens. Et ça, c’est rassurant. Et ça, ça fait plaisir.
Il est rassurant de savoir qu’il existe encore des causes capables de mobiliser les peuples, à l’époque nihiliste que nous vivons. Edgar Morin disait :
« La mondialisation est de l’interdépendance sans solidarité. »
L’humanité a besoin de solidarité, maintenant plus que jamais.
Car il y aura encore des incendies, des ouragans, des typhons, vu le réchauffement de la planète. Il est vrai que les États font des efforts, organisent des sommets mondiaux sur le climat, mobilisent des budgets faramineux pour « sauver la planète ». Mais d’aucuns disent qu’il n’y a rien à faire, que l’être humain s’est pris dans la toile qu’il avait lui-même tissée!
Peu importe ce que l’avenir nous réserve : tant que la solidarité existera, nous n’aurons rien à craindre. Je parle de la solidarité des peuples, car vous savez autant que moi qu’on ne peut pas faire confiance aux politiques, lorsqu’on voit les aveuglements que les étroits calculs de politichiens — pardonnez cette digression, le mot est du général de Gaulle, je ne pouvais pas résister — causent en pertes à l’humanité.
Mettons-nous d’accord : les intérêts des peuples sont le dernier souci de bien des politiciens, même s’ils essaient de nous convaincre du contraire. Je ne généralise évidemment pas.
Maintenant que le feu s’est estompé, j’ai vu avec beaucoup de joie et d’enthousiasme que les déplacés commencent à rentrer chez eux.
L’heure est donc à la reconstruction, au reboisement, au repeuplement des lieux et au retour de la vie.
Puissent nos amis retrouver vite leurs repères.
Puisse la vie nous faire voir des jours meilleurs.
Puisse notre solidarité grandir et être au rendez-vous le jour où nous aurons besoin d’elle, car, hélas, la question que le temps impose est : « À qui le tour? »
Oui!
« Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Je suis un tragique qui voit le réel tel qu’il est », disait Michel Onfray.

La vegetation reprend sous le regard bienveillant de Mouloud Mammeri. Grand intellectuel kabyle, il a enseigné à la Sorbonne et joué un rôle clé dans la reconnaissance et la codification de la langue berbère. Il est aujourd’hui une figure très respectée.
¹ Biafine est une émulsion topique du laboratoire Johnson & Johnson, couramment utilisée en milieu hospitalier pour apaiser la peau et favoriser la cicatrisation des brûlures, plaies superficielles et irritations cutanées.















