Un dimanche après-midi au parc Provencher...
– Allez, viens, ne fais pas ton timide, tu sais que je ne te ferai aucun mal.
Les écureuils sont agiles et méfiants. Celui-ci demeura inerte, immobile et le regard fixé sur la noisette que Nabil, jeune immigré, tenait au bout de sa main et lui proposait. Il avait pourtant descendu le peuplier avec une vitesse qui ferait mourir d’envie Spiderman, mais arrivé au sol, il sembla mettre un frein à ses ardeurs et fit preuve de prudence.
Nabil avait vu la veille une vidéo d’un écureuil qui découvrit, selon le titre, les vertus des caresses et qui en demandait encore et encore à l’humain qui touchait son museau. Il croyait pouvoir faire la même chose, mais tous les écureuils ne sont pas tous comme ceux sur TikTok! Et puis celui-là ou certains membres de sa tribu doivent avoir vécu une mauvaise expérience avec les humains dans ce parc connu et très fréquenté.
Les écureuils sont connus pour leur très bonne mémoire. Bon, il est vrai qu’ils viennent loin derrière les éléphants et très loin derrière les rancuniers, mais quand même; un écureuil peut accumuler et stocker jusqu'à 3 000 noisettes en une saison. Or, il est capable de se souvenir non seulement de l'emplacement de chaque cachette, mais aussi de la date à laquelle il a enterré ses noisettes et du type de nourriture qu'elle contient.
Ils restèrent ainsi plusieurs minutes à se toiser mutuellement, l’un cherchant un contact physique et l’autre une noisette! Une scène qui rappela à Nabil les duels au revolver dans les films westerns. Au bout de plusieurs minutes, il finit par abandonner et jeta la noisette à l’écureuil qui remonta l’arbre avec, aussi vite qu’il l’avait descendu.

En se levant, il nota qu’une scène semblable, mais plus aboutie se déroulait sur le banc à côté du sien; une jeune fille caressait la tête d’un écureuil qui, assis sur ses pattes arrière, savourait une noisette qu’elle lui aurait donnée, et qu’il tenait entre ses deux pattes avant!
Admirateur et un tantinet envieux, il resta là à les regarder.
La jeune fille leva les yeux vers lui et lui fit un sourire…
Oups! Quelque chose en lui bougea!
De belles choses, il en a vu depuis son départ vers le Canada; de la passerelle d’embarquement (que les gens chez lui appellent le « tunnel du bonheur ») au pic vert qui tapote sur l’arbre à côté de chez lui, en passant par les diamants de neige¹ qui se formaient sous le soleil de février, le premier crocus des Prairies qui lui annonçait le printemps, et le sourire beau, entier, défiant, enthousiaste et enfantin du premier ministre Wab Kinew. Mais là c’était différent!
Grande fille, blanche comme neige malgré le soleil torride de ces deux derniers mois (juin et juillet), les cheveux coupés court et bien coiffés, séchés au séchoir et aucun produit luisant ou coiffant dessus, son t-shirt vert bouteille et son pantacourt laissaient apparaître des bras et des mollets bien musclés; cette fille prenait bien soin d’elle, mais sans fanfare, aucun maquillage, aucun bijou mis à part un collier fin avec un pendentif qui devait signifier plus un souvenir d’une aïeule défunte que d’une envie de rendre plus beau ce qui l’est déjà.
Le contraste entre la blancheur de sa peau, le noir de ses cheveux et la couleur verte de ses yeux le subjugua. Et puis ce qui rendit ses yeux aussi magnifiques, c’est la façon qu’elle avait de les baisser!
– Comment as-tu réussi? s’enquit-il. (Dans ce pays on se tutoie dès le premier contact; pas de protocole, pas de formalisme!)
– La persévérance! répondit-elle, le regard toujours furtif et les joues soudain rougies.
Ce rouge la rendit encore plus belle et accéléra davantage les battements du cœur soudain devenu fragile de Nabil.
Elle était belle comme un reflet céleste, et le soleil couchant de ce début de soirée dominicale (il était 21 h!), aussi rougi que ses joues, pas à cause de sa timidité, mais à cause de la fumée émanant de ces terribles feux de forêt dans l’Ouest manitobain, donna à ses traits une apparence angélique!
Nabil perdit le nord, il ne savait pas sur quel pied danser ni ce qu’il pouvait entreprendre. Comment pouvait-il prolonger ce moment, aborder une discussion sans avoir l’air de la harceler, car on l’a avisé : dans ce pays, les femmes ont la priorité! D’ailleurs en matière de priorité les enfants sont en première position, viennent ensuite les femmes, puis les animaux domestiques, et enfin les hommes! Un coup de téléphone de la demoiselle, ou de la dame – il ne le savait pas si elle n’avait pas d’alliance à l’annulaire gauche – et il se ferait embarquer!
Surtout pas de problèmes avec l’autorité!
Il resta coi.
– Tu veux essayer? lui dit-elle en levant vers lui ses yeux éblouis par le soleil.
– Pardon? Je peux... pardon... Euh... Vraiment? Ah d’accord. Merci...
Où es-tu septentrion?²
Il s’approcha, le cœur battant, le pas hésitant, s’accroupit, toucha l’écureuil de sa main tremblante après que la fille retira la sienne.
L’écureuil semblait les regarder chacun d’un œil! Il sentit peut-être quelque chose naître.
– Incroyable. Les miracles existent encore. Je caresse de ma main la vie sauvage, la plus prudente des créatures. Il me fait confiance grâce à toi. La persévérance, disais-tu?
– Oui.
– Tu viens toujours ici au parc Provencher³?
– Oui, chaque dimanche en début de soirée.
Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd...
La vie est belle quand on a une raison de vivre.
À suivre.
¹ Diamants de neige, est un phénomène optique qui se produit lorsque la lumière du soleil se réfléchit sur de petits cristaux de glace dans l'air, créant un effet brillant ou étincelant.
² Note de l’éditeur : Le mot « septentrion » désigne le nord. Ici, il est utilisé de façon poétique pour signifier « mon repère » ou « mon orientation », exprimant le désarroi de Nabil face à l’émotion du moment.
³ Le parc Provencher, situé au cœur du Vieux Saint-Boniface, est un lieu emblématique où l’on retrouve un terrain de jeu, une piscine publique ainsi que des terrains de baseball et de soccer. C’est ici que se situait l’ancien Collège de Saint-Boniface, presque entièrement détruit en 1922 par un incendie qui a fait dix victimes. Seule une petite portion est restée indemne. Elle abrite aujourd’hui la station locale de Radio-Canada sur la rue Langevin, où la carrière du célèbre animateur Henri Bergeron a débuté…




