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Sauts

« La vie, c’est comme ça », fredonnait-il depuis son réveil, sans trop savoir pourquoi. Cette phrase l’accompagnait étrangement : d’habitude, il se levait plutôt avec une de ces chansons du terroir qu’il traînait depuis l’enfance. Il tenait cette expression d’un cousin disparu huit ans plus tôt, emporté par une tumeur qu’il croyait pourtant avoir terrassée à force d’avaler des quantités astronomiques de poivrons grillés écrasés dans l’huile d’olive…

Assis sur un tabouret — les fauteuils étant occupés par des jeunes filles rieuses, un étudiant plongé dans son ordinateur, une vieille dame qui tricotait et un homme, la cinquantaine, absorbé par Rue Deschambault de Gabrielle Roy —, il admirait la trentaine de tableaux accrochés au mur. Il tentait d’associer chaque œuvre aux peintres dont les noms étaient inscrits sur une feuille laissée sur la table.

La serveuse arriva avec sa commande. Elle semblait à peine dans la vingtaine : une araignée sur sa toile tatouée derrière l’oreille, un monstre inconnu sur l’avant-bras, les cheveux verts hérissés, des piercings multiples. Très charmante pour lui, certainement belle pour les jeunes de son âge. Du haut de ses quarante-cinq ans, il se considérait plutôt traditionaliste. Il se surprit à l’imaginer autrement : longs cheveux noirs tressés, serre-tête, aucune encre sur la peau, pas de maquillage, pas de fracas. Une longue jupe, des bas blancs, des chaussures compensées. Il la réinventait à son image.

« Chaque époque a son style », finit-il par se convaincre en soupirant lorsqu’elle s’éloigna. Son service était impeccable : la grande tasse, la soucoupe parfaitement alignée, la cuillère d’inox immaculée, les deux sachets de sucre brun, le verre d’eau… Et le café! Comment obtenait-elle ces trois petits cœurs blancs, emboîtés les uns dans les autres, sur le fond brun clair? « Cette fille est une merveille », pensa-t-il. Levant les yeux, il surprit son regard. Elle observait la manière émerveillée dont il contemplait sa création. Il lui lança un sourire chargé d’admiration. Par respect pour l’œuvre — et pour celle qui l’avait préparée —, il resta un moment à la regarder, incapable de lui faire affront en « l’attaquant » trop vite, comme une chèvre sur le premier crocus du printemps.
 

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Il prit enfin la tasse, la porta à son visage, ferma les yeux. L’odeur enivrante du cappuccino envahit ses narines. Il avança lentement, ses lèvres frémirent, effleurèrent le bord chaud et lisse, puis la mousse. Il aspira doucement.

Il reposa la tasse et vit la serveuse sourire en apercevant la moustache beige qu’il s’était faite.

À mesure que l’élixir descendait dans sa gorge, il sentit sa fatigue s’évanouir, conséquence des trente minutes de marche depuis chez lui. Le café était très chaud, comme il aimait. On ne vient pas ici pour avaler et filer : ce n’est pas du fast-food, un concept qu’il abhorre. Le jetable, l’expéditif, il déteste ça.

Il était venu pour se retrouver, rester seul, en silence, réfléchir. L’endroit s’y prêtait. Chaque gorgée, espacée d’un intervalle régulier, l’enfonçait un peu plus dans son monde intérieur. Il chassa ses soucis immédiats, les obligations du moment, les petites noirceurs de la vie quotidienne. Il était ici pour autre chose. Il devint moine entrant dans son temple.

Les yeux toujours rivés sur le café, il fit un bond en arrière. Il se rappela exactement ce qu’il faisait un an plus tôt, jour pour jour. Ses proches affirmaient qu’il avait une hypermnésie : il pouvait reconstituer une journée entière à la minute près. Il détestait pourtant s’y abandonner : se souvenir d’une journée mobilisait toute la journée. À trop regarder le passé, on cesse de vivre.

Un an plus tôt, à cette heure précise, il signait l’acte de vente de sa voiture. Il n’en avait plus besoin : son visa en poche, il voulait l’argent pour commencer une nouvelle vie dans cet ailleurs effrayant sans vraiment l’être. Il s’était tellement préparé, tellement renseigné, tellement conditionné que son esprit, anesthésié, ne faisait que suivre le courant qui allait l’arracher à sa terre pour l’emporter vers une terre d’autres.

Ce fut un saut. D’un monde à un autre. Toute cette année écoulée, il avait observé la société d’accueil, tissé un réseau, découvert un univers entièrement neuf. Et puisque l’on voit toujours le monde depuis quelque part, il comparaît. Beaucoup. Il regrettait les conditions précaires de son pays, tout en regrettant son pays lui-même, sa maison, sa famille, ses amis.


À suivre.

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