Jouer de la musique avec des partitions… ou à l’oreille
Mon grand-père maternel, Sam, dont j’ai déjà parlé dans ma chronique Polyglotte, a marqué non seulement mon expérience linguistique, mais aussi musicale. Polyglotte extraordinaire, il jouait aussi du violon à l’oreille. Avec son vieux violon venu d’Europe de l’Est, il captivait son entourage en interprétant avec passion un vaste éventail d’airs populaires.

Image générée par IA
Ma mère, la cadette de ses trois filles, adorait la musique classique et m’a transmis cette passion. Lorsque j’avais neuf ans, mes parents m’ont offert un piano droit d’occasion et trouvé une professeure remarquable – organiste et cheffe de chœur – pour m’enseigner. C’était une rencontre idéale : toutes deux, nous partagions un amour profond pour le répertoire classique.
Contrairement à mon grand-père, qui pouvait retenir une mélodie simplement en l’écoutant, je dépendais entièrement des partitions. Bien que nous aimions tous deux la musique avec ferveur, nos approches étaient radicalement différentes.
Comme tout élève le découvre, maîtriser un instrument, quel qu’il soit, exige des années d’effort. L’une des œuvres que je rêvais de jouer lorsque j’ai commencé, c’était la Sonate pathétique de Beethoven. Cette pièce en trois mouvements m’attirait irrésistiblement, mais le premier mouvement, marqué par des croisements de mains rapides, dépassait mes capacités d’enfant. Chaque fois que j’entendais un enregistrement, je désirais ardemment l’interpréter avec la même assurance.

Il m’a fallu des années de travail acharné, d’heures passées à répéter mesure après mesure, pour atteindre enfin cet objectif longuement nourri. Le jour où j’ai pu jouer cette sonate dans son intégralité a été une véritable victoire personnelle. Pourtant, malgré cette réussite, j’enviais toujours ces musiciens capables de s’asseoir devant un instrument et de reproduire, presque instantanément, une mélodie entendue une seule fois. Leur facilité me paraissait magique.

Image générée par IA
Les deux approches
Jouer à l’oreille ou à partir d’une partition : deux méthodes qui comportent chacune des avantages et des limites, et qui se complètent souvent.
Pour jouer sans partition, il faut développer une oreille musicale fine. Le musicien doit :
-
reconnaître la tonalité (majeure ou mineure) d’une pièce,
-
jouer les gammes et les arpèges,
-
identifier les intervalles et les accords,
-
comprendre comment les accords s’enchaînent dans une progression,
-
analyser les structures rythmiques.
En affinant ces compétences, il devient possible de reproduire les motifs mélodiques et harmoniques, parfois même de mémoire. Le vrai défi est de recréer la musique sans pouvoir la réécouter, uniquement grâce au souvenir.
Jouer à l’oreille favorise aussi l’improvisation, l’interprétation personnelle et une relation plus intuitive avec l’instrument. Beaucoup croient que cette capacité est réservée aux musiciens « nés doués », mais elle peut en réalité s’apprendre avec patience et persévérance. Elle a toutefois ses limites : le répertoire dépend de ce que l’on entend, et certains détails techniques – comme les ornements baroques – risquent d’être oubliés ou mal rendus.
La lecture des partitions, elle, ouvre un autre horizon. Elle donne accès à un répertoire pratiquement infini, y compris des œuvres venues d’époques et de cultures éloignées. Elle permet aussi de comprendre la pensée des compositeurs : leurs nuances, leur articulation, leur phrasé, toutes ces indications écrites qui façonnent l’interprétation.
Apprendre à lire la musique, c’est entrer dans un langage nouveau, le solfège, et traduire en gestes précis ce que le compositeur a noté. La lecture à vue développe la rapidité, l’agilité mentale et la maîtrise générale de l’instrument.
Elle assure également une communication claire entre musiciens d’ensemble : dans un quatuor à cordes ou un orchestre, chacun lit la même partition, ce qui rend possible une interprétation commune. Mais cette rigueur a un revers : à force de suivre fidèlement la page, on risque de réduire la spontanéité et de se montrer moins flexible dans l’expression.

Le choix entre les deux approches dépend souvent des objectifs du musicien.
-
Celui qui veut improviser, composer ou explorer des styles populaires trouvera dans l’oreille son meilleur allié.
-
Celui qui vise la virtuosité technique, la précision d’un style comme le baroque, ou la participation à des concours où chaque concurrent joue la même œuvre, aura tout intérêt à lire les partitions.
Certains trouvent difficile de traduire rapidement les notes en gestes précis, la charge cognitive étant trop lourde. D’autres, au contraire, peinent à reproduire avec exactitude les subtilités d’un morceau appris seulement à l’oreille. Les deux chemins exigent donc persévérance et entraînement.
En fin de compte, rares sont les musiciens qui s’en tiennent exclusivement à une seule méthode. Lire la musique apporte structure, rigueur et discipline. Jouer à l’oreille développe la liberté, la créativité et l’écoute intérieure.
Beaucoup choisissent d’intégrer les deux approches, en puisant dans la précision de la partition et la spontanéité de l’oreille. C’est souvent dans ce va-et-vient que naît une interprétation riche, personnelle et vivante.
Car au-delà des notes écrites ou des mélodies mémorisées, la musique devient avant tout une façon d’exprimer ce que l’on est – et c’est peut-être là que réside sa véritable magie.



